L’économie caresse le rêve d’être une science exacte et empiriquement bien étayée; sa (prétendue) scientifisation remonte à la même époque. Dans les années 1950 et 1960, la théorie des jeux, en particulier, a semblé fournir enfin les outils permettant de démontrer de façon expérimentale comment fonctionne vraiment l’Homo Œconomicus. Nous savons aujourd’hui que les personnes types qui maximisent le profit n’existent pas, et la technique de l’empirisme laisse également à désirer. Cela tient avant tout à la complexité des systèmes à analyser, donc à la difficulté de les modéliser.
Dès lors, la tragédie des biens communs est moins une thèse scientifique qu’une controverse politique, ainsi que l’a souligné le linguiste Clemens Knobloch il y a quelques années, dans son essai «The Tragedy of the Commons – Anatomie einer Erfolgsgeschichte» («La tragédie des communs, anatomie d’un succès», document non traduit en français à notre connaissance, n.d.t.). Selon M. Knobloch, Garrett Hardin n’est pas un analyste objectif, mais un «prêcheur de haine néolibéral précoce». L’empirisme? Bancal, car le modèle théorique des jeux serait «bien trop simple pour représenter des acteurs très agrégés et de relations de pouvoir internationales entre Etats et entreprises». M. Knobloch préfère déchiffrer la thèse de M. Hardin sous l’angle de l’histoire des sciences et des conséquences historiques, ouvrant des perspectives tout à fait différentes sur le texte. Analysant en détail le succès de la publication de Garrett Hardin, il examine aussi les racines de l’idée. Condamner les biens communs en tant que concept économique n’est pas un programme de l’époque scientifique moderne: l’idée remonte à l’économiste britannique Robert Malthus, à sa stigmatisation de l’explosion démographique et des crises sociales qui en ont résulté à la fin du XVIIIe siècle. Après cela, les «vaches maigres des biens communs» n’ont cessé de hanter les écrits d’expert-e-s (comme l’a formulé l’historien de l’environnement Joachim Radkau).
Et les analyses économiques sont toujours en lien avec la politique, ainsi que l’a montré on ne peut plus clairement l’«Enclosure Movement» («mouvement des enclosures»), en Grande-Bretagne. A partir du début des temps modernes, ce mouvement politique visait à dissoudre les droits communs médiévaux. Il a atteint son apogée vers 1800: depuis lors, plus de pâturages partagés, tout est divisé, clôturé, privatisé. Selon Clemens Knobloch: «Dans l’économie villageoise précapitaliste, les propriétés communales servaient en quelque sorte à amortir la pauvreté des ‹sans-terre›. Leur expropriation a contribué à ‹fabriquer› un prolétariat dépourvu de tout moyen de production, comme on peut le lire dans les célèbres chapitres de Marx sur ‹l’accumulation primitive› du capital.»