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19.06.2019 par Roland Fischer

«Les agences de notation ont une fonction quasi étatique»

Elles ont des noms aux consonances presque harmonieuses: Standard & Poor’s, Moody’s et Fitch. Et l’économie mondiale serait bien incapable de s’en passer. Pourtant, après la crise financière, les agences de notation se sont trouvées sous le feu de la critique : la légèreté de leurs notations aurait directement contribué au krach. Vraiment? Les choses ont-elles changé depuis lors? Entretien avec Kai Gehring, spécialiste en agences de notation à l’Université de Zurich.

Article du thème Mesurer et évaluer
Illustration: Claudine Etter
moneta: M. Gehring, commençons par le début: que font précisément les agences de notation et comment ont-elles vu le jour?
Kai Gehring: Voilà à peu près un siècle, les agences de notation ont regroupé plusieurs fonctions économiques que d’autres acteurs assumaient auparavant. L’élément déclencheur a été la construction du chemin de fer à grande échelle aux États-Unis, ce qui a mobilisé des fonds importants. Les capitaux libres étaient alors abondants en Europe et leurs propriétaires se demandaient où les rentabiliser au mieux. À l’origine, les réseaux bancaires contrôlaient directement ces flux d’investissement. Mais à mesure que les capitaux se multipliaient, de même que les possibilités d’investir, il devenait plus difficile de savoir si un placement était intéressant ou risqué.

On s’est donc mis à chercher des évaluations plus objectives?
Oui, des acteurs sont arrivés, qui réunissaient des données. D’abord simplement sous la forme de magazines bourrés de chiffres relevant de l’activité commerciale, par exemple le Poor’s Manual of Railroads. Il s’agissait de données pures, sans la moindre évaluation. Les agences de notation ont ensuite combiné les deux: les données détaillées et l’expertise correspondante.

Et quand sont-elles devenues la référence qui, comme aujourd’hui, souffle le chaud et le froid?
Très tôt. Depuis son introduction dans les années 1930, l’échelle de notation de Fitch n’a presque pas évolué. Elle totalise 21 échelons, du plus élevé – la fameuse note triple A – à la plus catastrophique, synonyme de défaillance certaine. C’était là une étape importante, mais dans le fond, on avait toujours là des appréciations dont on pouvait tenir compte ou non. Les choses ont vraiment changé après les premiers krachs boursiers, quand les évaluations ont soudain endossé une fonction quasi étatique.

Comment cela?
Beaucoup de gens ont investi et subi des pertes colossales. Du coup, la sphère politique s’est sentie responsable et les notations ont bénéficié, en quelque sorte, d’un adoubement économique. La volonté bien compréhensible d’éviter de mettre de l’argent dans des titres pourris a donné naissance aux notations minimales obligatoires. Les placements sous-évalués sont dès lors devenus tabous, ce qui concernait moins directement les particuliers que, par exemple, les fonds de pension, qui ont toujours investi à grande échelle.

Quelles en ont été les conséquences?
Il en a résulté un automatisme, lequel a mécaniquement lié les évaluations des agences à la dynamique économique. Au départ, ces notations minimales existaient seulement aux États-Unis, mais elles se sont largement étendues dans les années d’après-guerre. Les investissements pour les rentes de retraite de grandes entreprises comme VW ont alors également fonctionné selon ce système «top ou flop». Voilà comment les agences ont pu influencer de plus en plus directement l’économie mondiale.

Vous avez qualifié un peu avant les notations d’«appréciations». Divergeaient-elles beaucoup entre les agences?
Précisons d’abord qu’il existe de nombreuses agences de notation: elles sont sûrement cinquante, voire cent sur la planète. Mais beaucoup d’entre elles travaillent localement, dans leur pays d’origine. Les trois grandes se partagent plus de 90 pour cent du marché mondial et parviennent aux mêmes évaluations dans près de 95 pour cent des cas. Leurs notations sont ordinairement plus fiables que celles des petites agences, raison pour laquelle les banques centrales ou autorités nationales de régulation se fient expressément et exclusivement aux notations des grandes.

N’est-ce pas là une inquiétante concentration d’influence?
Oui, mais précisons aussi qu’en règle générale, les notations tiennent la route, ce qui veut dire que les agences évaluent souvent la situation de manière pertinente et adéquate. Elles posent problème surtout à deux égards. Premièrement, ces institutions ont une certaine aversion pour le risque: elles ne soutiennent pas forcément les domaines d’investissement nouveaux et intéressants, faute de données et d’expérience quant à ces derniers.

Mais ce n’est pas là-dessus que les critiques se sont focalisées...
Non, le deuxième problème constitue un danger bien plus immédiat. Il y a eu et il existe toujours des incitations pour que les agences «enjolivent» certains investissements. Cela s’est avéré particulièrement dommageable dans le cas des produits structurés, conçus à la fin du siècle passé. Ils étaient clairement des déchets ou ne pouvaient être évalués sérieusement pour cause de données lacunaires. Ils ont pourtant reçu un sceau de qualité. Les banques débauchaient alors et avec un appétit croissant le personnel des agences, afin d’exploiter leurs connaissances pour construire de tels produits.

Ce qui nous amène à l’interdépendance des agences de notation et des banques.
Oui, on constate souvent une trop grande proximité entre elles. Les analystes sont recrutés dans un cercle proche de celui des banquiers d’affaires, et les structures de propriété des agences sont peu claires; elles appartiennent en grande partie à des banques et à des compagnies d’assurance. On peut légitimement nourrir des doutes quant à l’indépendance de la surveillance par les actionnaires.

Cela a-t-il beaucoup changé depuis la crise financière?
La réglementation a été renforcée, mais le système reste à peu près identique. On trouve encore des produits combinés dont la qualité est difficilement évaluable. Les émetteurs paient toujours les notations. Les régulateurs comme les banques centrales continuent de s’appuyer, parfois aveuglément, sur les notations externes. Enfin, on doit déplorer que les systèmes d’incitation aient subsisté et que ce soit en définitive l’État qui les soutient.

Que pourrait-on améliorer?
Sachant qu’aucune agence ne fournit une évaluation parfaite, l’idéal serait de recourir aux notations de deux agences différentes pour les décisions excédant un certain volume. Et comme les évaluations des trois grandes agences étasuniennes sont souvent très similaires, il serait judicieux de demander au moins une notation d’une autre agence.

Cela rappelle les exigences qui ont suivi la crise financière, où l’on envisageait de créer une agence indépendante en Europe. Serait-ce une bonne idée?
Rien ne dit qu’une telle mesure résoudrait les problèmes existants. Dans nos études, nous avons également examiné de fond en comble les petites agences européennes (et asiatiques). Comme pour les trois grandes, nous avons pu démontrer une tendance à favoriser leur pays d’origine. On n’améliorera pas la situation avec un seul nouvel acteur, mais plutôt en tenant compte de multiples appréciations différentes. L’essentiel est que les agences soient aussi indépendantes que possible des gouvernements et entreprises qu’elles évaluent. Créer une agence étatique en Europe serait donc un projet mort-né. Personne ne s’y fierait.
Kai Gehring est maître-assistant à l’Université de Zurich et membre du pôle de recherche DFG «Mondialisation et développement». Il a accompli des séjours de recherche dans les universités de Harvard et de Cambridge. Il a travaillé comme consultant d’entreprises et sur un projet de l’Institut universitaire des Nations Unies pour la recherche en économie du développement.
Kai Gehring s’intéresse particulièrement aux questions politico-économiques et au développement économique. Ses sujets de prédilection sont, entre autres, l’impact de la liberté économique et de la mobilité sociale sur la qualité de vie; l’incidence de facteurs politico-économiques sur l’efficacité de l’aide au développement; l’influence de facteurs politiques et culturels sur l’évaluation de pays par des agences internationales de notation du crédit.

Photo: màd
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