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06.03.2024 par Esther Banz

«L’injustice actuelle plonge ses ­racines dans le colonialisme»

La concurrence fiscale prive de nombreux États de moyens, par exemple pour financer la santé, l’éducation et la tran­sition écologique. On attend des lois qui mettraient fin à ce système néfaste, dont souffrent en premier lieu les pays du Sud. L’ONU cherche ­désormais à promouvoir sa propre politique en matière d’imposition. Spécialiste en fiscalité et en ­finance chez Alliance Sud, Dominik Gross explique en quoi l’ONU pourrait faire de mieux que l’OCDE. 

Article du thème IMPÔTS
Illustrations: Claudine Etter

moneta: Dominik Gross, les organisations de développement – dont vous incarnez la politique financière – revendiquent de longue date une autre politique fiscale à l’échelle mondiale. Pourquoi est-ce si important à leurs yeux? 

Dominik Gross L’économie est mondialisée. De grandes entreprises produisent par exemple des vêtements au Bangladesh pour des salaires très bas. Le coton utilisé peut provenir du Burkina Faso et les habits arriver sur les rayons ici, en Suisse. Or, actuellement, les règles fiscales internationales poussent les pays dans une lutte extrêmement déloyale en matière d’impôts.

Comment se représenter cette lutte? 
Les entreprises ont généralement leur siège social dans les pays du Nord. Au moyen de règles d’imposition complexes, ces pays permettent de comptabiliser chez eux de la majeure partie du bénéfice des groupes, même s’ils ont été générés ailleurs. Les transnationales ne paient donc pas d’impôt là où est réellement créée la valeur ajoutée, mais là où la fiscalité sur leurs bénéfices leur est la plus favorable.

Cette politique fiscale explique-t-elle pourquoi des pays jadis colonisés restent pauvres? 
La politique fiscale joue un grand rôle dans la répartition des richesses. Et, en effet, l’injustice actuelle plonge ses racines dans le colonialisme. On continue de voir en filigrane le modèle commercial colonial, qui consiste à exploiter les matières premières et la main-d’œuvre de pays tiers afin d’assurer la croissance économique des sociétés capitalistes du Nord. En Suisse, nous vivons largement aux dépens d’autres pays: 40 pour cent des recettes fiscales de nos multinationales proviennent de bénéfices réalisés ailleurs.

Souhaitez-vous en finir enfin avec ce système injuste grâce à une meilleure réglementation de la politique fiscale internationale? 
Oui, il faut répartir plus équitablement les richesses à l’échelle mondiale. Pas seulement entre les pays, mais également à l’intérieur de ceux-ci: même dans des économies qui ont un produit intérieur brut bas, il y a des gens très fortunés. Ces personnes ne doivent plus pouvoir dissimuler leur argent dans des structures extraterritoriales, aussi appelées offshore. De tels procédés font perdre beaucoup de substance fiscale aux pays.

Cet escamotage a-t-il toujours été aussi facile? 
Jusque dans les années 1970, il fallait payer une taxe, voire presque un droit de douane dans de nombreux pays pour importer ou exporter des capitaux. Beaucoup de transactions étaient soumises à autorisation. Faire sortir légalement des capitaux d’un pays coûtait donc bien plus cher.

Qu’est-il advenu de ces droits de douane sur l’argent? 
Ils ont été abolis pratiquement partout depuis les années 1970. Cela s’explique en grande partie par la politique monétaire extrêmement libérale en vigueur à cette époque. Le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) ont mis en place des réformes de politique économique favorables aux investisseuses et inves­tisseurs. Comme les pays du Sud ont peu de capitaux propres et qu’ils dépendent fortement des investissements directs étrangers, ils doivent se plier à des règles parfois nocives pour eux. Le FMI et l’OCDE ont d’ailleurs été constitués dès les années 1960 pour concurrencer l’ONU. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) s’y est ajoutée en 1995.

Pourquoi avoir voulu contrer l’Onu? 
Dans les années 1960, d’anciennes colonies ayant acquis leur indépendance sont montées en puissance au sein de l’Onu. Il est dès lors devenu difficile, voire impossible de continuer à ignorer leurs intérêts. Cela déplaisait évidemment aux pays du Nord. Ils ont alors délibérément affaibli l’ONU en confiant la politique économique mondiale à des organisations dans lesquelles le Sud avait moins de pouvoir.

L’ONU a donc une légitimité historique à s’impliquer davantage dans la politique économique... 
Tout à fait! Il est absolument légitime de redonner à l’ONU du pouvoir en matière de politique économique, de chercher à en faire la principale plateforme multilatérale pour la politique fiscale mondiale.

Cela semble possible: fin 2023, une forte majorité d’États a approuvé une convention-cadre de l’ONU sur la fiscalité. Vous avez qualifié cette décision d’historique. Pourquoi? 
Parce que c’est la première fois qu’un forum véritablement mondial est créé et peut prendre des décisions juridiquement contraignantes. L’OCDE a revendiqué ce rôle jusqu’à présent, mais elle est noyautée par seulement 38 membres parmi lesquels dominent les anciens pays industrialisés 
du Nord. À l’Onu, tous les pays pourront désormais négocier et déterminer sur pied d’égalité les règles de la politique fiscale internationale.

Peut-on établir une comparaison avec la convention sur le climat? 
Oui, une convention telle que celle sur le climat est nécessaire afin que l’ONU puisse créer une plateforme capable de prendre des accords contraignants. En 2024, il faudra dé­finir le contenu de la convention et déterminer comment et dans quel délai organiser les négociations.

Qui soutient cette initiative et qui s’y oppose? 
Les pays économiquement forts de l’OCDE – hormis ses membres d’Amérique latine et quelques autres – s’opposent fermement à une solution impliquant l’ONU. Les guerres en Ukraine et au Moyen-Orient ont instauré une nouvelle compétition entre la Chine, la Russie et l’Occident. Nous verrons aussi derrière qui se rangera le Sud. Parallèlement, l’Occident ne prend pas ou n’a pas pris au sérieux les intérêts des pays du Sud dans la lutte contre la crise climatique ou la pandémie. Tout cela a permis à ces pays de faire front commun à l’ONU et a rendu possible le succès de leur vote sur la convention fiscale.

En Suisse, la plupart des gens pensent que le problème fiscal mondial est résolu, qu’il y a désormais une justice fiscale: l’an dernier, une forte majorité d’Helvètes ont approuvé l’impôt minimum de l’OCDE de 15 pour cent. 
Précisément 78 pour cent des votantes et votants.

La droite bourgeoise et même l’UDC ont estimé que cet impôt minimum était une bonne chose. Et le PS s’y est opposé. «Le monde à l’envers!», se sont dit beaucoup de gens. En gros, pourquoi l’intro­duction de l’impôt de l’OCDE n’améliore-t-elle pas la situation des pays du Sud? 
Parce que la majeure partie des recettes fiscales supplémentaires va dans les poches des pays dont la politique de dumping prive les autres de leur substance fiscale. La Suisse fait évidemment partie des premiers. Chez nous, les recettes supplémentaires pourraient même revenir aux entreprises par des voies détournées.

Comment cela? 
Par exemple si l’on réduit le taux d’imposition marginal des cadres supérieurs (lire aussi «Cadeau de Noël: 2,5 millions» en p. 4) ou si l’on rembourse aux groupes des avances d’impôts fictives. C’est d’autant plus choquant que nous allons au-devant de gros problèmes. Aujourd’hui, il faudrait investir massivement, entre autres dans l’écologie. En outre, le monde glisse de plus en plus vers la droite, le fascisme menace en de nombreux endroits. Les gens ont besoin de perspectives, alors on devrait miser sur l’éducation!

Tous les espoirs reposent désormais sur la convention fiscale de l’ONU et son devenir. Qu’en attendez-vous? 
J’espère voir venir prochainement de nouvelles règles fiscales concrètes, fondées dans l’idéal sur un modèle simple appelé «imposition globale des sociétés». Les bénéfices des différentes sociétés nationales d’un même groupe ne seraient dès lors plus imposés séparément dans chaque pays. Ils s’additionneraient à l’échelle mondiale et seraient répartis entre les États concernés en fonction de différents facteurs (travail, chiffre d’affaires, nombre d’usines, etc.). Les entreprises n’auraient ainsi plus la possibilité de délocaliser leurs bénéfices là où les taux d’imposition sont les plus bas. Elles seraient tenues de payer des impôts là où elles travaillent et consomment réellement. Le Nord cherchera à rester dans le système de l’OCDE, le Sud préférera forcément l’ONU. La question sera donc de savoir quel système l’emportera. 


Photo: alliancesud
Dominik Gross est spécialiste en politique fiscale et financière chez ­Alliance Sud, centre de compétence suisse pour la coopération internationale et la politique de développement. Dans la Berne fédérale et les réseaux mondiaux de la société civile, il s’engage en faveur d’une économie mondiale équitable. Le dumping fiscal des multinationales, dont la Suisse profite ­largement aux dépens de nombreux pays du Sud, notamment, est l’un de ses principaux chevaux de bataille. Cet historien de formation et ancien journaliste (il a écrit entre autres dans l’hebdomadaire Die ­Wochenzeitung) vit à ­Zurich avec sa famille.
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