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29.11.2023 par Merièm Strupler

Repenser les tâches de soins pour atteindre l’équité temporelle

La pression et les contraintes temporelles posent de gros problèmes sociaux. Pour l’auteure Teresa Bücker, afin de les résoudre, nous devons répartir le temps plus équitablement et reconsidérer les tâches de soins. La remise en question du pouvoir est fondamentale à cet égard. 

Article du thème LA RARETÉ
Copyright Paula Winkler

Teresa Bücker, vous avez écrit un livre¹ sur la culture du temps. À vos yeux, la justice sociale nécessite sa répartition équitable. Qu’est-ce qui relie ces thèmes ?

Teresa Bücker : La maîtrise du temps – c’est-à-dire la quantité dont on peut en disposer – est une question de pouvoir. Et cela a toujours suscité des conflits. Il est frappant de constater que les mouvements politiques, par exemple les syndicats, n’abordent plus ce sujet. L’éventualité de faire grève pour obtenir davantage de temps libre, donc travailler moins, et la légitimité de cette revendication sont peu présentes. Je vis en Allemagne, où la semaine de quarante heures et la journée de huit demeurent la règle. Et cela m’agace.

 

Pour quelle raison ?

La pression temporelle et le manque de temps sont bien réels dans notre société. Certains syndicats allemands recommencent tout de même à s’y intéresser, notamment en annonçant vouloir négocier la semaine de quatre jours. Les choses bougent. En fait, le sujet est resté en filigrane, mais on a traité la question du temps de façon moins directe, entre autres avec les mots clés « flexibilité » ou « autodétermination ». Je pense qu’un grand débat sur la diminution de la durée du travail s’amorce et qu’il pourrait bien se prolonger.

 

La durée de huit heures émane d’une division de la journée en trois parties égales : sommeil, travail, temps libre. Elle est le résultat de luttes sociales vives, menées voilà plus d’un siècle. Selon vous, ce concept est dépassé. Quelle revendication serait pertinente à notre époque ?

J’ai volontairement laissé cette question ouverte dans mon livre, car j’estime qu’elle devrait faire l’objet d’une négociation collective. Envisageons autant de perspectives que possible pour déterminer cette durée idéale. À mon sens, elle est bien inférieure à huit heures. Et il me paraît tout aussi crucial de briser la notion dominante de travail et d’en établir une conception totalement nouvelle.

 

Laquelle ?

Une définition féministe pourrait être la suivante : on appelle travail tout ce qui est indispensable pour faire fonctionner une société telle que nous la souhaitons. Il engloberait donc les tâches de soins et domestiques non rémunérées au sein de la famille et de la sphère privée. Peut-être que notre journée de travail durerait toujours huit heures, mais en incluant d’autres tâches.

On peut aller encore plus loin en soulignant également l’importance de s’engager en politique. S’ajoute à cela l’activité culturelle, comme le suggère la sociologue Frigga Haug dans sa perspective « quatre en un ». Il est urgent d’opérer une transformation socioécologique, mais une question centrale se pose : quel travail est réellement nécessaire d’un point de vue sociétal ? Et à quelle hauteur devrait-il être rémunéré ?

 

À qui la décision incombe-t-elle ?

Le monde politique devrait coordonner ce débat, qui concerne avant tout l’économie classique. Avec la crise climatique et – dans certains pays – une crise des soins liée à une pénurie de personnel qualifié, on doit lancer une discussion politique sur le pilotage de l’économie. Où faut-il davantage de force de travail ? Et, à l’opposé, où gaspille-t-on son temps dans des emplois superflus, des bullshit jobs² ou boulots à la con, comme les a baptisés l’anthropologue David Graeber ? Nous devons vraiment nous poser ces questions.

 

Justement, beaucoup de gens ont du mal à considérer les tâches de soins – bercer un bébé ou écouter les souffrances d’une personne proche – comme un travail. Qu’est-ce qui relève de l’amour et de l’amitié, qu’est-ce qui se rapporte au travail ?

La question demeure ouverte dans le discours féministe, et je n’ai pas non plus de réponse définitive à apporter. Doit-on tout qualifier de travail ? Au sein d’une famille, beaucoup de gens refusent d’appeler ainsi l’accompagnement des enfants. Même si cela complique certains débats, le but de la discussion consiste à définir ces termes.

J’argumenterais en ce sens : nous savons que dans le monde du travail, certaines activités nous déplaisent, alors que d’autres nous procurent du plaisir. Beaucoup de gens aiment leur métier et l’exercent avec passion. Et nous qualifions indifféremment tout ça de travail. Par conséquent, j’ai beau adorer m’occuper de mon enfant, je peux considérer cela comme un travail.

 

S’occuper d’autrui demande avant tout du temps. Vous proposez de négocier la répartition du travail dans la société sous le concept d’« équité temporelle ». Qu’entendez-vous par là ?

Je fais ici référence à Ulrich Mückenberger, spécialiste en droit du travail. Les gens qui ressentent un « bien-être temporel ont suffisamment de temps pour eux-mêmes et les autres ; ils le gèrent avec une certaine autonomie. Les personnes en « manque de temps » ou « pauvres en temps » ne peuvent en disposer librement. Le concept d’équité temporelle amène cette réflexion à un échelon structurel. Certes, chaque personne peut s’occuper uniquement d’elle-même et optimaliser son quotidien, mais je pense que les grandes injustices sociales exigent des solutions politiques et structurelles.

 

Nous vivons dans une « société où le temps est compté », écrivez-vous. Mais qui nous le prend ?

Cela est très complexe et dépend en premier lieu de la manière dont nous organisons la société. Le fait que cette dernière se focalise sur l’activité rémunérée est un facteur très important. Même les milieux aisés ressentent toujours plus le manque de temps : par exemple, de plus en plus de gens doivent faire des trajets de plus en plus longs pour aller au travail. Et dans des pays riches aussi, les bas salaires et la précarité de l’emploi gagnent du terrain : dans les professions de soins, les services d’expédition et de livraison ou l’économie à la demande, entre autres. Beaucoup de personnes doivent cumuler des emplois et passent donc encore davantage de temps à travailler. Il leur en reste moins pour toutes les autres formes de travail. Et dans la mesure où ce sont surtout les femmes qui assument les tâches de soins, cela se fait au détriment de leur maîtrise du temps.

 

Le féminisme libéral propose aux femmes d’accomplir davantage de travail rémunéré afin de devenir plus indépendantes. Cela en déléguant des tâches domestiques, par exemple à des auxiliaires de ménage.

Telle est souvent la prétendue solution du capitalisme : si tu travailles beaucoup, tu es très occupée, alors il te suffit d’acheter du temps supplémentaire. Dans les faits, nous payons d’autres personnes pour nous décharger de certaines tâches. Pour que cela en vaille la peine, notre revenu doit être plus élevé que la rémunération de celle ou celui qui nettoie notre appartement. Ce qui génère une iniquité sociale : le temps d’une tierce personne vaudra moins que le nôtre. Nous avons une emprise sur ce temps.

Le féminisme libéral et la politique moderne de l’égalité s’abstiennent de remettre le pouvoir en question. Du moins vis-à-vis des hommes puissants qui devraient changer leur mode de fonctionnement : passer moins de temps à travailler, accomplir davantage de tâches non rémunérées et parfois peu valorisantes.

 

Au lieu de cela, on délègue ces tâches à vil prix, souvent à des femmes.

Oui, et j’en ai vraiment marre de devoir l’expliquer sans cesse. Pourquoi même les féministes ne voient-elles pas qu’elles ont trop peu cherché à se confronter au pouvoir masculin dans la société ? Que les solutions qu’elles conçoivent pour elles-mêmes découlent de modèles de vie masculins et détériorent ainsi la qualité de vie d’autres femmes, ou les envoient à des échelons inférieurs ? J’espère que les féministes vont obliger petit à petit davantage les hommes à changer. Nous devons répartir différemment les tâches de soins dans l’ensemble de la société.

 

Il est malheureusement rare que des groupes socialement favorisés acceptent sans autre de céder leurs privilèges. Comment les en détacher ?

Une stratégie consiste à redéfinir la liberté et la qualité de vie. Ce point émerge également dans le débat sur la semaine de quatre jours. Passer moins de temps à accomplir un travail rémunéré est aussi une forme de liberté et d’autodétermination.

 

En Suisse, nous en sommes sans doute très loin. Il y a quelques mois, dans les médias, un débat a fait rage et dénigrait déjà le travail à temps partiel. Mais supposons que les hommes passent bel et bien moins de temps au travail : assumeraient-ils pour autant davantage de tâches de soins ?

Ce point est très important, et nous devons avancer avec prudence dans le débat sur le temps partiel, parce qu’il ne garantit pas une répartition plus équitable des tâches de soins. Parfois oui, mais la semaine de quatre jours n’est pas un paradis féministe où tout le monde vit soudain sur pied d’égalité. Une étude sur les couples a par exemple montré qu’en Allemagne, les hommes ont beaucoup plus de temps libre en fin de semaine que leurs partenaires féminines. Il semblerait que les couples aient beaucoup de peine à négocier équitablement la répartition. Même dans les relations où les deux travaillent à plein temps, la femme continue à assumer davantage de tâches de soins. La réduction de la durée du travail est donc indispensable pour concrétiser le changement.


1 Teresa Bücker, Alle_Zeit : Eine Frage von Macht und Freiheit, Ullstein Hardcover, 2022 (en allemand)
2 David Graeber, Bullshit jobs, Les liens qui libèrent, 2018

Cette entrevue a paru pour la première fois dans l’hebdomadaire alémanique « Wochenzeitung » début juin 2023. Merièm Strupler et Raphael Albisser l’ont réalisée à l’occasion de la grève des femmes du 14 juin. La présente version a été abrégée et dotée d’un nouveau chapeau.

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