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04.12.2019 par Roland Fischer

Pas de superpouvoirs, certes, mais des compétences

Les entreprises rechignent à engager des personnes atteintes d’un handicap mental. L’exemple de l’autisme montre qu’il est possible de faire un effort et que les petites entreprises jouent un rôle décisif à cet égard.

Article du thème PME responsables
Illustration: Claudine Etter
Depuis quelques années, on parle toujours plus de processus de candidature automatisés, d’algorithmes et d’intelligences artificielles capables de mieux déterminer qui convient à quel poste. Avec ces moyens techniques, pas de discrimination due à la consonance exotique d’un nom de famille. Mais, honnêtement, ne préférons-nous pas avoir des humains en face de nous, pour évaluer nos compétences et notre motivation lors d’un entretien d’embauche?

Il existe pourtant un groupe (pas si restreint) de personnes qui ne souscriraient en aucun cas à cette «humanisation». La plupart sont au chômage, et pas forcément parce qu’elles manquent de compétences. Le problème tient plutôt au fait que les gens concernés ont le plus grand mal à faire bonne impression dans les relations entre humains. Markus Weber, d’Auticon, est formel: «Pour trouver la meilleure programmeuse ou le meilleur programmeur de Suisse, vous avez intérêt à renoncer à l’entretien d’embauche. Mieux vaut proposer un test, une mission qu’on peut accomplir sur son ordinateur même à trois heures du matin.»

L’autisme touche à peu près une personne sur cent. Cette maladie encore mystérieuse, appelée «trouble du spectre autistique (TSA)» dans les ouvrages médicaux de référence, inclut le syndrome d’Asperger. Les capacités cognitives des personnes ayant été diagnostiquées comme autistes diffèrent beaucoup. Celles dont l’intelligence est supérieure à la moyenne dissimulent souvent leurs aptitudes, soit en gardant le silence, soit en se repliant sur elles-mêmes. Leurs très grandes capacités intellectuelles peuvent pourtant en faire des spécialistes hors norme, par exemple dans l’informatique.

Auticon est l’une de ces entreprises informatiques qui recrutent spécifiquement des personnes atteintes de TSA. La société anonyme à but lucratif a son siège en Allemagne et s’est récemment implantée en Suisse. Markus Weber, directeur d’Auticon Suisse, explique que 80 pour cent des gens touchés par des TSA en Suisse sont à la recherche de travail ou absolument surqualifiés dans leur emploi actuel. Il pense que beaucoup ont toutes leurs chances sur le marché. «Un de nos employés se trouvait dans un atelier protégé. Il occupe maintenant un poste exigeant dans l’informatique.» Auticon ne s’est pas spécialisée dans ce domaine par hasard: les personnes autistes montrent énormément de persévérance et de précision dans des tâches que les gens qui fonctionnent «normalement» (appelés «neurotypiques») considèrent comme ennuyeuses et fatigantes. Des exemples de tâches répétitives et lassantes? Vérifier et simplifier un code long et entrelacé, ou encore analyser des nombres et des relations complexes.

Se focaliser sur les personnes et leurs compétences spécifiques

On peut se demander si l’autisme est à considérer comme un «trouble» ou, simplement, comme un mode de fonctionnement différent. Le maître-mot actuel est la neurodiversité. Les TSA pourraient donc représenter un enrichissement, pas forcément un handicap. Après tout, c’est la société qui tolère mal cette diversité. Et les entreprises ne sont pas les dernières à préférer l’exclusion. «Il faut sortir du réflexe «en cas de diagnostic, pas question de prendre le moindre risque», martèle Andreas Eckert, responsable de l’unité autisme de la Haute école intercantonale de pédagogie curative (HfH). Il estime que l’exemple des TSA pourrait faire tache d’huile si les entreprises s’intéressaient davantage «aux personnes et à leurs compétences spécifiques» qu’à des critères de candidature schématiques. Markus Weber, d’Auticon, est d’accord: dans le secteur des technologies de l’information, les entreprises seraient de mauvaises élèves en la matière.

Les personnes autistes ont besoin d’un environnement de travail adapté, pour s’y sentir bien. Chez Auticon, des accompagnatrices et accompagnateurs les soutiennent dans cette démarche. De petits détails peuvent faire la différence, comme placer le bureau de manière à éviter que les collègues passent sans cesse derrière leur dos. Petit à petit, même de grandes entreprises – en particulier des géants étasuniens du numérique – comprennent que les personnes autistes sont des collaboratrices ou collaborateurs de valeur. Mais le nombre de recrutements demeure modeste. Quelles entreprises, dans notre pays, engagent des personnes atteintes d’un handicap mental?

Les PME, particulièrement prédestinées

Pour Andreas Eckert, de la HfH, les PME seraient tout particulièrement prédestinées à répondre aux besoins spécifiques des personnes handicapées. On le voit déjà dans le processus de candidature, où elles sont rares à appliquer le même schéma que les grandes entreprises.
Auticon se spécialise pour le moment dans les personnes atteintes d’autisme. Des femmes et des hommes ayant d’autres handicaps travailleront-elles et ils aussi un jour dans cette entreprise? Le directeur peut imaginer étendre le champ d’action, «mais il y a encore beaucoup trop d’autistes au chômage». La plupart des autistes sans emploi seraient donc des génies ès logique? Auticon s’intéresse plus particulièrement à celles et ceux qui se distinguent par leurs hyper-compétences. Est-ce là du «profiteurisme»? Andreas Eckert ne voit rien à reprocher au modèle d’Auticon. Si l’on crée des niches qui leur conviennent, les personnes touchées par des TSA peuvent se montrer très loyales, reconnaissantes et efficaces au travail. Greta Thunberg l’a récemment affirmé: son altérité est un superpouvoir. Mais elle a ajouté quelque chose que les médias coupent trop souvent: «Quand les circonstances sont favorables.»

Quand on lui demande si le modèle à succès d’Auticon et d’autres entreprises comme Asperger Informatik, à Zurich, pourrait être étendu, M. Eckert se refuse à généraliser. Difficile de dire globalement quelles personnes avec quels handicaps il serait possible d’intégrer au marché du travail, et de quelle façon. Andrew Solomon, auteur du livre «Les enfants exceptionnels» (Fayard, 2019), consacré à des familles avec enfants handicapés, parle de l’intégration professionnelle de personnes handicapées en citant un chercheur spécialisé en schizophrénie: «Je n’ai jamais vu de traitement plus efficace qu’un emploi.»

Renoncer à automatiser les tâches simples

Dans l’ensemble, M. Eckert constate une ouverture sociale croissante vers l’inclusion, mais aussi des hésitations sitôt qu’il s’agit d’avancer concrètement dans cette direction. «Les obstacles sociétaux sont souvent plus grands avec des maladies mentales comme la dépression ou la schizophrénie que dans le cas d’un handicap physique bien reconnaissable», regrette-t-il. Une certitude: le marché du travail ne se régulera pas de lui-même. Des fondations à but non lucratif sont nécessaires pour soutenir les personnes handicapées dans le monde professionnel. Auticon est venue combler une petite partie des grandes lacunes. La patience reste de mise. Comme le dit Markus Weber: «Je serais le plus heureux des hommes si Auticon était devenue inutile dans dix ans, mais je ne me fais pas beaucoup de souci pour notre entreprise.»
Des approches complètement différentes sont de toute façon indispensables pour assurer une large inclusion dans le monde du travail. Ainsi, chez Inotex Bern, ancienne blanchisserie centrale, les tâches manuelles simples n’ont délibérément pas été automatisées, afin d’offrir à des personnes handicapées les conditions d’un emploi porteur de sens. Tout le monde n’a pas des superpouvoirs, mais tout le monde a des compétences.
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