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09.06.2022 par Esther Banz

Comment éviter les expulsions ?

La transformation écologique du parc immobilier comporte des risques sociaux, même avec les maîtres d’ouvrage d’utilité publique. moneta a rencontré Peter Schmid, spécialiste des coopératives d’habitation. Il explique comment les maîtres d’ouvrage privés et coopératifs peuvent empêcher que leurs projets de rénovation de bâtiments se réalisent au détriment des personnes socialement vulnérables.

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Cette entrevue a une histoire : dans le numéro précédent de moneta (1-2022, « Construction, habitat et climat ») paraissait un article consacré aux risques sociaux liés à la densification et à la rénovation (énergétique) de bâtiments et de lotissements entiers. Les résiliations abusives sont en augmentation dans les villes, où la pression est déjà forte, puisque les biens immobiliers sont devenus des objets de rendement convoités. Ces expulsions sont généralement le fait de propriétaires immobiliers privés et institutionnels. Les coopératives d’habitation ne résilient pas leurs baux, car en tant que coopératrices et coopérateurs, leurs locataires ont des droits. Il en va autrement avec la société anonyme d’utilité publique Habitat 8000 : majoritairement en mains de coopératives, les locataires ne possèdent pas de droit propre à ce statut. Habitat 8000 projette de rénover les quelque deux cents logements de son lotissement Bergacker, à Zurich-Affoltern. Elle prévoit pour cela de résilier le bail de l’ensemble des locataires. moneta en a parlé dans son dernier numéro, en nommant les coopératives actionnaires d’Habitat 8000. Président de son conseil d’administration, Peter Schmid a exprimé des critiques vis-à-vis de l’article. Lors d’une rencontre, nous avons discuté avec lui des exigences et défis qu’impliquent les processus de densification et de rénovation des bâtiments, quand on veut assurer aussi la durabilité sociale.


moneta : Peter Schmid, lors d’une réunion d’information sur le projet de reconstruction d’un immeuble au Bergacker, Habitat 8000 a promis aux locataires présent-e-s de maintenir le prix du mètre carré des nouveaux logements à un niveau abordable. Cependant, la surface des appartements n’a pas été précisée, alors qu’elle est déterminante pour calculer le futur loyer. Or, nombreuses sont les personnes concernées qui dépendent d’un loyer abordable.

Peter Schmid : En vérité, au début d’une planification, on ne peut pas encore communiquer des informations détaillées sur la taille des logements. Toutes les coopératives – et Habitat 8000 aussi – en ont conscience et planifient aujourd’hui des logements bien plus petits qu’il y a vingt ans. Cela permet d’abaisser non seulement les coûts du logement par personne, mais également l’empreinte écologique grâce aux prescriptions en matière d’occupation. Nous savons que certains ménages n’ont pas les moyens de payer un loyer beaucoup plus élevé, et notre secteur d’activité fait son possible pour éviter de les contraindre à quitter la ville. Néanmoins, la rénovation complète nécessaire pourrait entraîner une augmentation d’au moins vingt pour cent.

 

Vous avez annoncé aux locataires qu’elles et ils allaient toutes et tous recevoir leur congé.

Le droit du bail nous y oblige. Nous avons en outre clairement dit que nous nous efforcerions de reloger les personnes enracinées au Bergacker, pour qu’elles puissent continuer d’y habiter.

 

Qu’entendez-vous par « enracinées » ? Les conditions pour pouvoir rester n’ont pas été précisées. Par exemple, ces personnes ignorent si elles auront les moyens de payer le loyer de leur nouvel appartement.

Voilà le problème-clé : alors que nous voulons informer tout le monde le plus tôt possible, nous sommes encore dans l'impossibilité de faire des déclarations tangibles à ce stade précoce. Lors de la réunion, il a été dit qu’un sondage auprès des locataires était prévu afin de connaître leurs besoins et leurs souhaits. Les conditions y seront aussi précisées. Ce n’est qu’ensuite que nous pourrons planifier plus concrètement les étapes et l’offre. Et seulement une fois que nous disposerons d’un devis définitif, juste avant le début des travaux, nous pourrons fixer le loyer des nouveaux logements.

 

À Zurich et ailleurs, on démolit et on reconstruit beaucoup. Les coopératives ont une responsabilité particulière dans ce processus de transformation avec densification vers l’intérieur et assainissements énergétiques. Elles doivent être exemplaires.

Absolument. Habitat 8000 et Swiss Life (l’assureur possède les autres logements au Bergacker, ndlr) ont présenté à la ville un concept de compatibilité sociale pour la rénovation du Bergacker. Nous y promettons de veiller à ce que le plus grand nombre possible de locataires puisse rester dans le quartier, grâce au relogement et à l’échelonnement des travaux. Notre engagement est sincère, et la ville a qualifié notre concept d’exemplaire. Voilà pourquoi je suis déçu d’avoir vu notre projet cité avec une connotation négative dans l’article du numéro précédent de moneta. D’autant plus qu’il s’agit du magazine de la BAS, organisation amie et proche de nos valeurs, que nous apprécions beaucoup. Je n’ai pas l’intention d’étouffer les voix critiques, mais ne suis pas d’accord que des insinuations m’accusent sans me laisser préciser le contexte.

 

Alors revenons en arrière. Habitat 8000 et Swiss Life prévoient de reconstruire deux cents logements à loyer abordable. Elles affirment vouloir rénover le Bergacker de manière durable, aussi d’un point de vue social.

Tel est notre objectif déclaré. Pour assurer une qualité élevée du quartier, nous avons d’abord établi une planification test en collaboration avec la ville. Il en est ressorti qu’une rénovation dans la zone actuelle, sans grands immeubles, était la meilleure solution. Elle préserverait la qualité de la cité-jardin. Nous préparons un échelonnement qui permettrait aux locataires de demeurer dans le quartier pendant les travaux. Nous tiendrons même compte de leurs souhaits et préoccupations dans la planification, avec le sondage précité. Enfin, grâce à la possibilité de densification et aux loyers basés sur les coûts, Habitat 8000 créera davantage de logements à prix avantageux. Les locataires actuel-le-s du lotissement Swiss Life en profiteront aussi, puisqu’elles et ils pourront trouver chez nous un appartement à loyer abordable.

 

En discutant avec des locataires après la réunion d’information, j’ai toutefois ressenti peu d’espoir. S’attendre à la résiliation prochaine de son bail semble peser plus lourd que la promesse de pouvoir rester.

Je le comprends bien et voudrais rappeler le problème-clé dont j’ai parlé précédemment. Pour nous, il est évident que les personnes qui habitent maintenant dans nos immeubles seront prioritaires pour emménager dans les nouveaux logements. Si cela n’a pas été assez clair lors de la réunion, je le regrette. Les coopératives vivent des expériences similaires : sitôt que le projet se précise et que les locataires savent où déménager, les craintes s’amenuisent. Ainsi, nous devons présenter un projet concret le plus vite possible.

 

Il subsiste l’incertitude que les nouveaux logements correspondront aux capacités financières des locataires actuel-le-s. Avec les coopératives, elles et ils n’ont généralement pas à redouter que le nouveau loyer soit hors de leurs moyens.

Ici non plus. Les coopératives calculent en général leurs loyers tout comme Habitat 8000 le fait pour cette reconstruction. Les membres des coopératives reçoivent aussi des propositions de relogement qu’elles et ils peuvent refuser jusqu’à deux reprises. Et dans les coopératives également, les appartements neufs coûtent plus cher que les anciens. Il n’y a aucune différence, à l’exception du fait qu’Habitat 8000 est une société anonyme.

 

Mais elle appartient en majorité à des coopératives d’habitation, qui fonctionnent sur une base de participation et de codécision. Je ne comprends pas pourquoi Habitat 8000 envisage la rénovation autrement que dans les lotissements de ces coopératives.

La seule différence est que dans la plupart des coopératives, les membres décident du projet, alors que chez nous, c’est le conseil d’administration. Habitat 8000 a été créée par des coopératives afin de pouvoir réagir rapidement sur le marché immobilier et acheter des bâtiments sans devoir convoquer une assemblée au préalable, car cela réduit fortement leurs chances de devenir acquéreuses. Il n’y a pas de codécision, certes, mais un droit de regard est prévu avec le sondage.

 

On ne peut pas comparer cela au processus participatif des coopératives, par exemple l’Allgemeine Baugenossenschaft Zürich, dont tu as été président.

L’ABZ est une exception. La plupart des coopératives que je connais ne vont pas aussi loin, en tout cas pas celles d’entrepreneurs. Nous avons beaucoup développé la participation à l’ABZ ainsi que chez « mehr als wohnen » (association de coopératives qui ont construit le lotissement Hunziker Areal à Zurich-Leutschenbach, ndlr). J’en suis plutôt fier. Même si son histoire et sa culture sont différentes, Habitat 8000 profite de cette expérience. Autrefois, la société se contentait d’acheter des immeubles pour les soustraire à la spéculation. Dans ces immeubles vivaient des locataires qui n’étaient pas membres, comme dans une coopérative. Habitat 8000 s’est toujours définie ainsi : petite, légère et concentrée sur son activité de base, c’est-à-dire proposer des loyers avantageux.

 

Un autre point à soulever est la communication.

Au Bergacker, nous avons informé à la manière des coopératives : assez tôt et avec transparence. Bien plus tôt que le font en règle générale les propriétaires immobiliers privés. J'insiste sur le fait qu’Habitat 8000 vise depuis toujours à offrir des logements abordables. Ma priorité est d’éviter la spéculation. La durabilité sociale est illustrée par une pyramide analogue à celle des besoins, dite « de Maslow » : tout à la base se trouve le logement abordable, essentiel en matière de durabilité sociale. Puis vient la sécurité du logement, c’est-à-dire l’assurance d’être à l’abri d’une expulsion. Nous nous y engageons aussi. Vient ensuite l’environnement social : la possibilité de faire ses courses, l’accessibilité, etc. La participation et la cogestion arrivent en dernier. De ce point de vue, avec ses plus de mille logements, Habitat 8000 contribue notablement à la durabilité sociale à Zurich et environs.

 

Tu affirmes que vous vous engagez pour la sécurité du logement. Pourtant, c’est la première chose que l’on perd avec une résiliation de bail. Laissons cela, sinon nous allons tourner en rond. Lors de cette discussion, à l’origine, tu avais fait la promesse d’un contingent de logements subventionnés, mais tu as supprimé cette déclaration à la relecture. Pourquoi ?

D’abord, nous effectuerons un sondage pour savoir combien de logements subventionnés sont nécessaires. Puis nous devrons décider si nous les créons avec l’aide de l’État ou par nos propres moyens. Je le répète : en matière de sécurité du logement, nous agissons comme les coopératives. Ici, toutes les personnes qui n’ont pas de bail à durée déterminée ni mention correspondante dans leur bail, et qui ne sont donc pas considérées comme membres, reçoivent au moins deux propositions de remplacement.

 

À propos de logements subventionnés : la droite fait volontiers l’amalgame avec les logements coopératifs. Ce qui est faux.

Tout à fait. Bon nombre de coopératives n’ont jamais bénéficié de subventions. Seuls quinze pour cent des logements de coopératives en ville de Zurich se trouvent sur des terrains en droit de superficie. Cela fait plus de cinquante ans que les coopératives ne touchent plus de subventions à fonds perdu. Ce qui permet d’abaisser les loyers est, en définitive, le modèle basé sur les coûts et la sortie de la spéculation. Au Bergacker, par exemple, notre prix du mètre carré est très bas, environ vingt fois inférieur à celui du marché ! Le prix bas est la première rente sociale dont nous faisons profiter les gens. D’autre part, grâce au résultat de l’entreprise, nous avons pu amortir l’ancien immeuble au cours des dernières années. Nous pourrons ainsi même proposer davantage de logements à loyer modéré qu’avant la rénovation — et cela sans obstacle physique pour les personnes âgées, avec davantage de place pour les vélos et les voitures. Il en résultera une meilleure qualité de vie et d’habitat.

 

Sur cette base, ne pourrait-on pas déjà donner des informations concrètes sur les futurs loyers afin que les personnes concernées puissent planifier l’avenir ?

Une grande incertitude réside dans les coûts de construction. Si le renchérissement actuel continue ou si l’État édicte de nouvelles exigences légales en matière de construction écologique, les prix augmenteront. Ce qui peut rapidement aboutir à dix ou vingt pour cent de plus-value, soit des loyers plus chers.

 

Y a-t-il d’autres incertitudes ?

Oui, à ce stade précoce, nous ne pouvons pas encore nous exprimer sur l’échelonnement des étapes ni sur qui pourra déménager dans un logement provisoire et quand. Cela dépendra de toute la planification et de la procédure d’autorisation de construire.

 

La taille des logements est déterminante pour l’empreinte carbone et le loyer. Les appartements actuels du Bergacker sont très petits. Seraitil judicieux de s’en inspirer pour les nouveaux logements ?

Oui, bien sûr. Jadis, les appartements en location étaient souvent plus petits. La tendance à construire des 4 ½ pièces sur 120 mètres carrés est apparue au début des années 2000, même dans les coopératives, mais nous sommes aujourd’hui revenus à 90 ou 100 mètres carrés pour les 4 ½ pièces. Les projets au Bergacker vont dans ce sens. Toutefois, l’élément décisif est l’occupation. De nombreux appartements sont actuellement sous-occupés, ce qui ne sera plus le cas après la reconstruction. La consommation supplémentaire par personne pourra ainsi être compensée, comme le montrent les exemples dans les coopératives. L’occupation du sol par personne, les coûts d’infrastructure publique et la consommation d’énergie diminuent. Sans tous ces avantages, pourquoi remplacerions-nous des logements bon marché ?

 

Habitat 8000 n’a jamais communiqué cela aussi clairement. Et, surtout, votre planification était jusqu’alors invisible.

La planification test réalisée à ce jour a servi uniquement à déterminer si nous pouvions ou non construire dans la zone actuelle, ainsi qu’à savoir comment assurer la qualité des espaces extérieurs et du quartier. Rien à voir avec le projet tel qu’il sera construit, mais c’est vrai que nous aurions pu la rendre publique. Avec du recul, je pense que cela aurait été plus judicieux.

 

Le Bergacker illustre parfaitement le développement urbain. Il pourrait montrer la voie en matière de compatibilité sociale dans les processus de densification par des promoteurs privés.

Oui, vu sa taille, il a également une importance urbaine. Comme je l’ai dit, chez Habitat 8000, nous nous efforçons d’agir de manière socialement exemplaire. Nous aussi, nous nous opposons à l’expulsion hors des villes de la population à faible revenu. Nous voulons contribuer, par notre démarche, à ce que nos locataires de longue date puissent rester ici.

 

Que va-t-il se passer concrètement au Bergacker, maintenant ?

Sitôt que nous connaîtrons les procédures de planification et l’horizon temporel, nous réaliserons un sondage auprès des locataires, comme le font les coopératives. Nous aimerions ainsi savoir quels sont leurs besoins, quelles sortes de logements sont nécessaires. Les résultats serviront alors à la planification ultérieure.

 

Merci pour cette discussion instructive. Je suis désormais plus confiante pour l’avenir des habitantes et habitants du Bergacker.

J’en suis heureux. Nous devons apprendre à nous mettre à la place de nos locataires et à agir en conséquence. Merci beaucoup.


Peter Schmid est président du conseil d’administration d’Habitat 8000 SA et vice-président de Coopératives d’habitation Suisse, fédération des maîtres d’ouvrage d’utilité publique dans notre pays. Jusqu’en 2015, il a présidé la plus grande coopérative d’habitation en Suisse, l’Allgemeine Baugenossenschaft Zürich (ABZ). Lui et Esther Banz – rédactrice de moneta et journaliste indépendante – avaient alors déjà des liens professionnels : Esther Banz est co-auteure du livre qui présente les cent années d’histoire de l’ABZ. Le logement et les coopératives d’habitation font partie de ses domaines de spécialisation. Elle écrit aussi pour le magazine de la Fédération des coopératives d’habitation et pour celui de l’Association alémanique des locataires.

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