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18.09.2019 par Florian Wüstholz

«Nuire au climat ne doit pas être un privilège»

Des évolutions rapides et radicales sont nécessaires pour limiter les changements climatiques, mais qui doit les entreprendre? Pour répondre à cette question, Ivo Wallimann-Helmer évoque les devoirs des États, la justice, les acquis libéraux ainsi que les bons et mauvais côtés de la démocratie.

Article du thème Zéro net
Illustration: Claudine Etter
moneta: Ivo Wallimann-Helmer, la jeunesse de «Vendredis pour le futur» réclame la justice climatique. Qu’est-ce que cela signifie exactement?
Ivo Wallimann-Helmer a justice se fonde en principe sur l’égalité de traitement. En matière de climat, la convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques stipule qu’il est de notre responsabilité collective de préserver le système climatique. La question se pose toutefois de savoir comment partager équitablement cette responsabilité: qui doit prendre quelles mesures et qui a droit à quelle compensation? Les plus gros producteurs d’émissions sont évidemment ceux qui ont le plus de devoirs. Cela concerne surtout l’hémisphère nord.

Mais nous ne pouvons pas répondre des agissements de nos grands-parents.
D’un point de vue libéral, c’est exact. Il paraît inconcevable que les personnes vivant aujourd’hui doivent répondre des actes de leurs ancêtres. Nous ferions donc mieux de nous demander à qui profitent le plus, actuellement, les émissions d’antan. De ce point de vue aussi, nous – l’hémisphère nord – avons un plus grand devoir d’agir. Non parce que nous avons causé les émissions passées, mais parce que nous en profitons.

Que voulez-vous dire?
Les émissions passées constituent en grande partie le socle de notre prospérité. Nous continuons de profiter de l’industrialisation qui a bâti notre économie, et nous bénéficions en même temps du fait que beaucoup de nos marchandises sont produites à l’étranger.

Quels pièges éthiques faut-il éviter pour atteindre la justice climatique?
Je m’oppose à des directives strictes sur la quantité exacte pouvant être émise. Selon moi, un mécanisme est nécessaire pour que le prix nous indique l’impact de notre comportement sur les changements climatiques, par exemple au moyen de taxes ou de certificats. Gardons toutefois à l’esprit que de nombreuses mesures – comme l’augmentation du coût des carburants ou de la TVA – tendent à léser les couches sociales défavorisées. Les mesures climatiques ne doivent pas induire d’autres injustices.

Le mouvement en faveur du climat et l’initiative pour les glaciers vont plus loin: ils exigent que les émissions nettes de gaz à effet de serre soient ramenées à zéro en Suisse d’ici quelques années et considèrent cela comme un devoir éthique. Qu’en pensez-vous?
Il est évident que nous devons limiter les changements climatiques, car ils entraîneront de plus en plus de violations des droits de la personne. Le mouvement et l’initiative vont donc assurément dans le bon sens, mais de mon point de vue de scientifique, je ne peux pas dire s’ils sont politiquement réalistes et économiquement raisonnables. Ils représentent un défi majeur pour la Suisse, d’autant plus que nous devons atteindre les objectifs unilatéralement et sans compensation à l’étranger.

Cela est-il faisable?
Nous sommes dans tous les cas obligés de changer radicalement notre mode de vie: manger moins de viande, moins recourir à la voiture et à l’avion. En outre, la Suisse devra probablement passer par des solutions techniques pour extraire des gaz à effet de serre de l’atmosphère.

Pourquoi donc?
Deux tiers des modèles scientifiques qui considèrent comme atteignable l’objectif de l’Accord de Paris partent du principe que nous utiliserons des moyens techniques pour filtrer à grande échelle le CO2 de l’atmosphère et le stocker dans le sol. En réalité, nous devrions même viser un total négatif d’émissions.

Ce sera difficile. Ne vaudrait-il pas mieux interdire certains modes de vie ou, au moins, les rendre extrêmement coûteux?
Comme en ce qui concerne les règles strictes en matière de niveaux d’émission, je crois que dans les sociétés libérales, chaque personne devrait pouvoir décider par elle-même la manière de mener sa vie. Nous devons éviter que les comportements qui nuisent au climat deviennent un privilège de riches, alors que les moins nantis verraient leurs libertés et modes de vie fortement restreints.

Ivo Wallimann-Helmer, professeur en sciences humaines de l’environnement à l’Université de Fribourg (photo: màd)
La solution consisterait-elle à édicter des interdictions valables pour tout le monde?
Les interdictions font partie de notre société, bien sûr, mais elles intègrent aussi des dilemmes éthiques. Nous nous accordons sur le fait que les changements climatiques peuvent avoir des conséquences dévastatrices, ce qui justifie certaines interdictions. Or, trop nombreuses, elles sapent notre conception de la liberté. Si chacune et chacun peut décider d’adopter un mode de vie respectueux du climat, nous la préserverons tout en concrétisant des mesures climatiques efficaces.

D’accord, mais nous atteindrons difficilement des objectifs climatiques ambitieux sur une base volontaire.
Le soutien de l’État est évidemment incontournable. Celui-ci doit instaurer des conditions-cadres afin que nous puissions mieux percevoir et comprendre les impacts de nos propres actions. Par exemple avec des informations pertinentes ou, comme je l’ai dit avant, avec des changements de prix. Nous devrions pour cela préserver autant de marge de manœuvre que possible pour les décisions. Souvenons-nous aussi que dans une démocratie, il incombe aux citoyennes et citoyens de veiller à ce que l’État protège le climat. Nous devons élire et voter en conséquence; faire pression sur le monde politique, dans la rue et dans le débat public, afin de garantir l’efficacité et l’équité de la protection du climat.

Les changements climatiques sont une urgence éthique. Nous devons agir rapidement et mettre en œuvre des solutions. Les processus démocratiques et approches éthiquement prudentes ne vont-ils pas bien trop lentement pour cela?
Tout à fait. D’ailleurs, plusieurs spécialistes de l’éthique climatique et environnementale soutiennent que des dictatures agiraient plus vite. Or, je répète qu’il est important de protéger nos acquis. Faire table rase de la démocratie représente un tout dernier recours, à ne pas prendre à la légère. En démocratie, les décisions s’avèrent parfois lentes ou mauvaises; nous devons vivre avec cette contradiction.

Démocratie ou pas, on entend souvent dire que la Suisse, ce petit pays, ne peut de toute façon pas faire grand-chose.
Imaginez que Guillaume Tell ait été convaincu de son impuissance en tant qu’individu... Même si l’engagement de la Suisse a peu d’impact direct, nous devons déclencher un mouvement et rallier d’autres États. C’est ainsi seulement que nous pourrons déployer un effet global. Si tout le monde reste les bras ballants, nous nous retrouverons vraiment dans la pire des situations. Ayons confiance dans le fait que d’autres nous suivront. L’initiative pour les glaciers est également à considérer sous cet angle, car elle suscitera des décisions et mesures politiques appropriées.

En Suisse, outre les banques et les assurances, on trouve aussi beaucoup de multinationales. Quelle est leur responsabilité?
Voilà une question à laquelle l’éthique climatique s’intéresse encore trop peu. De nombreuses entreprises sont devenues des structures interétatiques dotées d’un grand pouvoir. Il leur appartient de s’impliquer judicieusement et de répondre de leurs actes. En tant qu’actrices collectives, elles ont un rôle à jouer dans le changement climatique. Leur responsabilité est donc proportionnelle. Elles doivent réduire leurs émissions et prendre des mesures de soutien.
Ivo Wallimann-Helmer est professeur en sciences humaines de l’environnement à l’Université de Fribourg. Il s’occupe de climat et d’éthique environnementale et il travaille actuellement sur les manières de différencier les responsabilités en matière de protection du climat. Il examine plus précisément le rôle des institutions démocratiques ainsi que la gestion des dommages et pertes climatiques.
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