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18.03.2020 par Julia Kohli

Quand les familles règlent de vieux comptes

Les héritages dégénèrent souvent en conflits. Thomas Geiser, spécialiste en droit, sait bien que ­cela peut survenir dans n’importe quelle famille. Avec la révision actuelle de la loi sur les successions, le sujet redevient une priorité dans le programme politique.

Article du thème Héritage
Photo: Thomas Geiser (màd)
Julia Kohli: Est-ce honteux de porter un conflit d’héritage devant un tribunal? 
Thomas Geiser: Oui, c’est toujours très ­désagréable pour une famille. Elle ­placera très haut le seuil pour entreprendre une démarche juridique. 

Arrive-t-il que l’on se réconcilie au tribunal?

Rarement. Une fois les affaires re­levant du droit de la famille portées devant un tribunal, les chances de trouver un accord sont très minces. Il s’agit le plus souvent d’un point de non-retour.

Avez-vous assisté à de nombreux litiges en matière d’héritage?
Je suis juge à temps partiel au Tribunal fédéral, où l’on traite quelques litiges de ce type. Après mes examens, j’ai dû faire un stage à l’office des successions et chez un notaire. Passionnant, car les négociations successorales se déroulent là. J’ai pu voir comment les gens interagissent et quelles sont leurs histoires. 

On aime à dire que le véritable caractère d’une personne se ­révèle lors d’un héritage. Est-ce vrai? 
Oui, la plupart du temps, les arguments sont sans aucun rapport avec le patrimoine transmis, que celui-ci consiste en des objets insignifiants ou en des millions de francs. Les ­disputes concernent rarement l’héritage en lui-même. Un litige succes­soral est avant tout la dernière possibilité de régler ses comptes en famille. 

Vous est-il arrivé de trouver ces litiges absurdes? 
Non, puisque les émotions exprimées lors d’un conflit d’héritage sont réelles. Il est important d’en examiner les ­motifs. Les blessures que ressent un membre de la famille se rouvrent ­brusquement à ce moment-là, mais dans la plupart des cas, on dispose de moyens non juridiques pour résoudre ces différends. 

Justement: à part les tribunaux, qui est le mieux placé pour régler ces questions? 
Une exécutrice ou un exécuteur testamentaire habile peut parfois éviter un litige successoral. L’essentiel est de réussir à distinguer l’émotionnel du ­juridique. C’est en traitant ces deux niveaux séparément que l’on résout le plus souvent les problèmes. 

L’exécution testamentaire exige donc à la fois des connaissances juridiques et psycho­logiques? 
Oui. L’exécutrice ou l’exécuteur tes­tamentaire s’attire parfois les foudres des parties en conflit. Chose sur­prenante: avoir un ennemi commun ­rapproche souvent les antagonistes, qui finissent par trouver une solution acceptable. 

Dans certaines disputes, ne perd-on pas de vue le point ­essentiel, à savoir le deuil de la personne décédée? Un litige successoral peut-il s’y substituer dans certains cas?
Oui, mais rappelons qu’un conflit d’héritage survient généralement environ un an après le décès de la testatrice ou du testateur. Donc après le deuil immédiat. Mais il est évident que des disputes peuvent se produire bien plus tôt. Parfois, les proches se querellent déjà au moment des funérailles ou en rédigeant le faire-part. 

Arrive-t-il que des chasseuses ou chasseurs d’héritage – c’est-à-dire des personnes extérieures à la famille biologique – s’impliquent dans de tels conflits? 
Cela arrive sans cesse. Je connais trois catégories professionnelles dans ­lesquelles on rencontre un nombre disproportionné de chasseuses et chasseurs d’héritage: les juristes – avocats ou notaires –, les prêtres et les médecins. 

Voilà qui est surprenant! 
Accompagner quelqu’un dans les derniers moments de sa vie donne les connaissances et le pouvoir nécessaires. 

Est-il aussi arrivé que des testatrices ou testateurs amorcent délibérément une dispute entre leurs parents survivants?
Contrarier ses héritières et héritiers est assez facile, mais cela arrive ­rarement. On peut imaginer le cas d’une personne qui aimerait qu’un ­objet reste le plus longtemps possible dans la famille. Je me souviens d’un testateur qui avait une très belle propriété au bord d’un lac et voulait éviter qu’elle soit vendue. Il l’a donc intentionnellement léguée à deux cousins qui ne se supportaient pas. L’un a ­reçu la maison, l’autre un droit de préemption limité. Le second aurait pu ­racheter la maison à bas prix si le premier l’avait vendue, mais vu qu’ils se détestaient, cela n’est jamais arrivé. La maison est restée dans la famille.

Les biens immobiliers font-ils partie des litiges successoraux classiques? 
Oui, parce qu’un bien foncier représente généralement une partie substantielle de l’héritage et qu’il s’agit très fréquemment de la maison dans laquelle les héritières et héritiers ont grandi. La charge émotionnelle devient donc considérable. La question qui se pose immédiatement est: spéculation ou non? Quelqu’un veut-il ­reprendre l’objet? Là, les conflits d’intérêts sont souvent inévitables. 

Quels autres objets de conflit voyez-vous? 
Les entreprises familiales posent ­souvent de gros problèmes, notamment en ce qui concerne leur évaluation. Les chiffres présentent parfois des différences importantes. Et si une descendante ou un descendant ­travaille dans la société, elle ou il la connaît mieux que les autres. 

En Suisse, les litiges portent-ils plutôt sur les biens matériels ou sur l’argent? 
Je ne dispose pas de statistiques à ce sujet, mais en général, pour les biens matériels, les frais de justice sont proportionnellement trop élevés pour justifier une démarche juridique. La valeur du mobilier, par exemple, a chuté de façon spectaculaire. Dans les années 1960, des meubles du XVIIIe siècle valaient encore des milliers de francs, contre quelques centaines aujourd’hui. 

Le droit en vigueur en Suisse bloque toute décision quant à la répartition de la part ré­servataire (généralement 5/8  de la succession). La révision actuelle de la loi prévoit de ­diminuer cette part. Qu’en pensez-vous? 
La part réservataire présente un grand avantage: comme cette portion de l’héritage est bloquée, la quotité disponible, c’est-à-dire l’autre portion, est réellement libre. Personne ne pose de questions morales sur sa répartition. Dans d’autres systèmes juridiques – par exemple anglo-saxons, sans part réservataire –, si la moralité d’un testament se voit remise en question au moment de son ouverture, une ou un juge doit se prononcer. On dispose alors de moins de liberté. 

Vous voyez donc la révision d’un œil critique.  
Je trouve infondé l’argument de la ­famille recomposée. Le système de part réservataire, tel qu’il existe aujourd’hui, s’inscrit parfaitement dans notre tradition. Plus la quotité dis­ponible sera élevée, plus nous aurons des problèmes.

Pouvez-vous donner un exemple? 
En ce qui concerne les entreprises, la situation peut devenir critique si la part réservataire diminue. Imaginez un «prince héritier» au sein de la direction: pour obtenir une plus grande part de l’héritage, il doit rester dans les petits papiers du propriétaire – qui peut avoir une nonantaine d’années – et éviter de lancer des innovations qui seraient mal vues. 

Cela créerait-il des dépendances? 
Oui, tout en entravant l’innovation, ce qui est économiquement déraisonnable. 

En Suisse, nous disposons donc d’une certaine liberté de legs, malgré une part réservataire élevée? 
Oui. Dans notre pays, il existait déjà au XIXe siècle, dans le cadre de la quotité disponible, la possibilité de ré­diger un «testament d’amour» pour une concubine. Cela était alors tout à fait accepté, et faisable seulement grâce à la part réservataire: le choix de l’attribution de la quotité disponible est ainsi devenu intouchable.

À quoi devrait-on faire ­attention quand on rédige un testament chez une ou un notaire? 
Les jeunes notaires manquent souvent d’esprit de prévision en matière successorale. Les moins jeunes ont davantage de connaissances, grâce à leur ­expérience, et peuvent fournir de meilleurs conseils. Mais dans 80 à 90 pour cent des cas, notre droit successoral suffit largement et un testament ­apporte peu. Il peut avoir du sens par exemple pour une personne célibataire, sans enfant et avec des parents relativement éloignés. 

Au fond, trouvez-vous juste de pouvoir hériter? 
Sur le principe, je n’y vois rien de mal. On doit pouvoir transmettre ses biens d’une manière ou d’une autre. Je déplore en revanche l’absence ­d’impôt sur les successions. Notre système ­fiscal est totalement absurde. Ce que vous gagnez à la sueur de votre front est lourdement taxé, alors que ce qui vous tombe du ciel est exonéré d’impôts.

La révision du droit des successions

Le Conseil fédéral travaille à une révision du droit des successions de 1907, qui sera ­débattue par le Conseil national au cours de cette année et devrait entrer en vigueur en 2021. Le principal changement envisagé consiste en une aug­mentation de la quotité disponible. Cette évolution pourrait s’avérer plus favorable aux ­personnes qui vivent dans des familles dites ­«recomposées», par l’augmentation de la part ­revenant à la ou au partenaire, aux beaux-­enfants ou aux ­enfants par alliance. Il est possible que l’on supprime la part réservataire des parents (quand ceux-ci représentent toute la famille ­restante). Le Conseil fédéral veut ainsi «­réagir aux réalités sociales».
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