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19.06.2019 par Peter Schneider

Qui de l’œuf ou de l’œuf bio est arrivé en premier? Ou quand la philosophie s’invite au supermarché

Les directives de labels comme le Bourgeon ou Demeter définissent la qualité d’un produit. Leur plus précieux atout est la confiance qu’on leur accorde. Mais qu’est-ce que cela veut vraiment dire?

Article du thème Mesurer et évaluer
Illustration: Claudine Etter
Imaginez une société où régnerait la méfiance. Même la mafia, qui se donne le nom d’«honorable société», ne pourrait exister dans ces conditions. Aussi corrompue soit-elle, une société a besoin de confiance: la personne qui met la main à la poche doit pouvoir se fier à l’efficacité de son pot-de-vin. Afin de ne pas devenir destructrice, la méfiance doit être limitée et, surtout, justifiée.
Histoire d’éviter la naïveté crasse, nous devons sans cesse décider quand passer de la confiance de base à un certain degré de méfiance. Les institutions sociales et étatiques, auxquelles appartiennent les labels de qualité et certifications, nous soulagent d’une bonne partie de ces choix fastidieux. Si vous ne voulez pas acheter vos œufs exclusivement à l’éleveuse en qui vous avez confiance (et dont vous avez vu les poules picorer et pondre dans sa ferme), vous pouvez aller les chercher auprès de la grande distribution.

L’étiquette «bio» a une fonction de délestage. Non pas morale, comme on le répète sans cesse, mais cognitive et pratique. Bien que j’aime que les poules bénéficient de bonnes conditions d’élevage, je n’ai pas besoin de me demander ce que cela signifie réellement et si ces conditions sont respectées. Je choisis un bon traitement pour les poules, mais en délègue la définition exacte et le contrôle à l’instance responsable du label.
En sociologie, l’approche de l’étiquetage (ou «labeling approach»), fondamentalement anti-essentialiste et constructiviste, sert à expliquer les comportements déviants. La criminalité n’existe pas parce qu’un criminel a des caractéristiques criminelles, mais parce que ce qu’il fait est qualifié de criminel. Ce n’est pas l’objet qui précède l’étiquette, mais l’étiquette qui précède l’objet. Il en va bien sûr différemment dans le cas des œufs bio: le terme «biologique» devrait être une caractéristique stable des œufs eux-mêmes, et non découler uniquement de l’étiquetage. À nos yeux, toute autre chose serait publicité mensongère. (La lutte contre la fraude à l’étiquetage fait désormais partie de l’arsenal standard de tous les magazines de consommation, institutions fiables pour instaurer des mesures visant à renforcer la méfiance.)

L’étiquette serait donc seulement une pure extériorité attestant une vérité intérieure? Que nenni. Chaque étiquette instaure une différence ontologique entre elle-même et tout le reste. Dans notre cas, entre bio et non bio. Elle renforce notre confiance vis-à-vis du bio et encourage la méfiance envers les produits non bio. Les scandales – par exemple en cas de contamination d’œufs bio par un pesticide – suscitent des doutes à l’égard du label «bio», ainsi que la volonté d’un étiquetage plus strict. Ils stimulent de nouvelles idées quant aux critères que nous aimerions voir appliquer pour l’attribution d’un label.
Les étiquettes constituent des interfaces entre politique (écologique) et consommation individuelle. Elles politisent la consommation et rendent le politique consommable, au sens littéral du terme. Dans l’idéal, elles offrent une issue au moralisme du «il faut commencer par soi-même». Au pire, elles fonctionnent comme substitut politique et comme marqueurs des «différences subtiles» dans la lutte de classe culturelle entre bio et non-bio.
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