moneta: Monsieur Giger, quels sont les principaux objectifs de Land Matrix?
Markus Giger: Notre premier objectif est d’améliorer la transparence sur les achats de terres dans le sud de la planète. Les contrats n’étant généralement pas publics, les personnes concernées ont rarement la possibilité de s’informer et d’exprimer leur point de vue. Nous nous concentrons sur l’achat ou la location de terrains agricoles à l’échelle internationale.
Dans ce contexte, il est souvent question d’accaparement des terres.
Nous voulons en priorité documenter des faits, alors nous parlons d’opérations foncières. Dans de nombreux pays, les investissements sont insuffisants, mais lorsqu’il y en a, ils devraient contribuer au développement. Hélas, des études montrent que les opérations foncières ont souvent un impact négatif sur la population. Ces conséquences sont, par exemple, la perte de terres sans compensation équitable, des avantages excessifs accordés aux élites ainsi qu’une marginalisation des personnes défavorisées ou des femmes. Cela implique fréquemment une privation de revenus et de la capacité d’autosuffisance pour la population indigène.
Quand avez-vous commencé à recueillir des informations sur les opérations foncières?
Une crise alimentaire a frappé la planète en 2008-2009. Le prix des produits agricoles a alors fortement augmenté, attirant l’attention d’investisseuses et investisseurs à la recherche de nouvelles possibilités de placement, après la crise financière. Les médias se sont soudain fait l’écho d’énormes opérations sur des terres agricoles en Afrique. Il subsistait une incertitude quant à leur ampleur. Voilà pourquoi nous avons commencé à constituer une base de données, en collaboration avec l’International Land Coalition, association d’organisations de développement.
A quelles sources recourez-vous?
Il s’agit en particulier d’informations provenant de gouvernements, d’ONG, de plateformes en ligne, de rapports de gestion d’entreprises, d’articles dans les médias et, de plus en plus souvent, de rapports de recherche. Nous sommes en train d’établir, avec nos partenaires, des réseaux régionaux appelés Focal Points. Dans cinq pays sélectionnés – l’Argentine, le Sénégal, le Cameroun, l’Ouganda et les Philippines –, Land Matrix soutient également des initiatives en vue de collecter des informations encore plus ciblées. La base de données réunit actuellement près de 1 600 transactions, pour une surface de presque 50 millions d’hectares. Le Land Matrix Report de 2016 recense 26,7 millions d’hectares de terres agricoles passés aux mains d’investisseuses et investisseurs depuis 2000, soit environ deux pour cent des sols cultivables de la planète. L’exploitation a commencé depuis lors sur quelque septante pour cent de ces terrains. Les données de Land Matrix servent à des organisations de la société civile, à des gouvernements et à des chercheurs pour leurs projets.
Quels sont les pays les plus touchés par les opérations foncières?
Ce sont surtout des pays africains, avec environ dix millions d’hectares de terres agricoles, mais il est étonnant de constater que l’Europe de l’Est est également touchée, avec en particulier la Roumanie et l’Ukraine. Ces pays ont beaucoup de terres arables et l’on peut manifestement y assembler de grandes surfaces. L’Asie du Sud-Est, où l’on cultive à grande échelle l’huile de palme et le caoutchouc, est aussi très convoitée. L’Amérique latine ressort moins, peut-être parce que Land Matrix s’est limitée jusqu’alors à l’achat de terrains par des investissements étrangers, c’est-à-dire des acquisitions transfrontalières. Cependant, en Argentine et au Brésil, nombreux sont les investissements de provenance indigène.
A ce propos, de quels pays viennent la plupart des investissements?
Les cinq premiers sont la Malaisie, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, Singapour et l’Arabie saoudite. En tant que région, l’Europe est très représentée avec la Grande-Bretagne, les îles Anglo-Normandes, les Pays-Bas et Chypre. La Chine, en revanche, n’occupe pas les premières places. La Suisse non plus. Il est toutefois possible que des investisseuses et investisseurs helvétiques soient bien plus impliqués, en raison de l’interdépendance des flux financiers. Les entreprises suisses jouent notoirement un rôle prépondérant en aval du commerce des matières premières.