Le chemin est encore long vers la sécurité sociale

J’adore cette carte estampillée «Attestation de pauvreté». Elle est bleue, en carton fin, un peu plus grande qu’une carte de crédit. Elle a été établie par l’«Office de la joie de vivre de la Ville de Zurich» voilà plus de vingt ans. La carte donne «libre accès à toutes les portes de derrière et pièces attenantes», et toute personne titulaire «a le droit de poser des questions stupides et de ne répondre à aucune». Bien sûr, ce n’est pas la ville qui a établi et délivré l’attestation, mais un ancien voisin artiste. L’immeuble dans lequel nous habitions devant être rénové, nous avons toutes et tous été expulsé-e-s. Mon colocataire Christian, artiste lui aussi, est parti à Berlin. Alors que je lui rendais visite là-bas, il m’a avoué: «J’aimerais bien rentrer, mais ici, j’arrive à survivre, alors que je ne saurais pas comment faire à Zurich.»
Aujourd’hui encore, Christian vit à Berlin et toujours dans la précarité. Ses proches s’accordent à dire qu’il devrait depuis longtemps être célèbre et avoir du succès, comme Urs Fischer, l’un de ses camarades du cours préparatoire de la défunte Kunstgewerbeschule, l’école d’art zurichoise. Un seul des tableaux grand format de celui qui est devenu l’un des artistes contemporains les plus cotés au monde peut facilement coûter un demi-million. Urs fait partie du pour cent des super-vedettes de l’art, et son camarade Christian des 99 pour cent restants. À eux deux, ils représentent l’ensemble de la profession.

La précarité de la grande majorité des artistes fait rarement débat. «Dans l’art, on ne parle pas d’argent», assène Eva-Maria Würth. Artiste et enseignante à l’école d’art de Lucerne, elle est impliquée dans la politique culturelle. «Presque personne n’évoque le temps et tous les efforts nécessaires pour créer. À l’origine de ce tabou, de la honte: celle qu’éprouvent les artistes à concevoir des œuvres qui, bien que reconnues, ne leur rapportent pas un radis ou alors à peine de quoi survivre.»
Dans notre Helvétie prospère où la plupart des gens rechignent à parler d’argent, ce tabou est tout particulièrement contre-productif pour ses protagonistes dans le domaine des arts visuels. On peut citer en exemple l’inexistence de droits d’exposition: bien qu’il semble parfaitement normal de rémunérer une comédienne indépendante pour des représentations théâtrales, un musicien pour son travail au sein d’un orchestre ou encore une technicienne engagée dans une production cinématographique, de nombreux musées – les grands, surtout – ne paient aucun droit aux artistes visuel-le-s qui exposent chez eux.
La spéculation envahit l’art à tous les niveaux. Tout paraît orienté vers l’espoir que l’artiste aura du succès, que ses œuvres se vendront cher. Du coup, on cherchera en vain une règle contraignante pour rétribuer le travail accompli, par exemple sur invitation d’un musée. Regine Helbling, directrice de Visarte, l’association professionnelle des artistes visuel-le-s, avance une explication: «Les musées – qui rémunèrent tout le monde, de la direction jusqu’au personnel technique et d’entretien, à l’exception des artistes – arguent que les œuvres qu’ils exposent bénéficieraient d’un impact publicitaire et d’un accroissement de leur valeur. Peut-être était-ce vrai dans le passé, raison pour laquelle l’idée de verser des honoraires aux artistes ne s’est pas manifestée plus tôt.» Une injustice à ses yeux, même à l’époque, «mais d’une certaine manière, cela fonctionnait. Les choses sont différentes aujourd’hui. Quand une ou un artiste expose dans un grand musée d’art, les gens ne se ruent pas ensuite dans une galerie pour acquérir ses œuvres.» À plus forte raison parce que l’art contemporain est parfois difficile à vendre, notamment lorsqu’il s’agit d’art conceptuel ou d’installations de grand format.

L’art a évolué, son marché aussi. Le mot «concentration» est actuellement sur toutes les lèvres. Récemment, un portrait du marchand d’art suisse Iwan Wirth et de sa galerie Hauser Wirth, paru dans le magazine du quotidien alémanique Tages-Anzeiger, a montré à quel point le marché s’est mondialisé, et combien le processus de concentration est impitoyable. Les grandes galeries deviennent toujours plus puissantes et les petites doivent fermer faute de rentabilité, ne serait-ce que parce que les grandes ont aspiré leur portefeuille d’artistes. Cette évolution frappe également les 99 pour cent qui gagnent le moins. Jusqu’ici, nombre de petites et moyennes galeries accompagnaient les artistes et vendaient leurs œuvres des décennies durant. «Une période révolue», martèle Regine Helbling.

Le soutien de l’art par les pouvoirs publics et les fondations prend d’autant plus d’importance. Pour Mme Helbling, un tel appui aide les jeunes artistes à parfaire un profil dont elles et ils pourront vivre plus tard. Selon Eva-Maria Würth, «les artistes qui espèrent accéder à l’enseignement, unique profession réglementée dans leur domaine d’activité, doivent acquérir des années de pratique, d’expérience et de profilage. On peut enseigner seulement si l’on a une expérience pratique.» Or, engendrer de l’art de manière indépendante est synonyme de précarité. Mme Würth affirme qu’il faut «avoir été en chute libre durant quelques années avant de décrocher son poste d’enseignante. Curatrice serait une option, mais ce sont principalement des historiennes de l’art qui exercent cette profession.»

Quand Eva-Maria Würth parle de «chute libre», elle sous-entend que le réseau d’assurances sociales – censé empêcher de sombrer dans la pauvreté en Suisse – n’aide pas les artistes visuel-le-s ni les créatrices et créateurs culturel-le-s indépendant-e-s. Le filet a des trous, identifiés depuis longtemps. Depuis que les mesures sanitaires contre la pandémie de coronavirus ont forcé à annuler tous les événements culturels, il est devenu impossible d’ignorer la gravité de la situation. La culture va demeurer plusieurs mois encore dans l’incertitude et l’insécurité. L’urgence sanitaire a mis en lumière les inégalités sociales. Les mesures de soutien Covid que les pouvoirs publics ont instauré pour le secteur culturel n’ont que partiellement comblé les lacunes.
En 2016 déjà, la deuxième enquête de l’association Suisseculture Sociale, qui vise à améliorer la sécurité sociale des artistes professionnel-le-s, a mis en évidence la précarité des revenus dans le domaine artistique. Une minorité, soit environ 20 pour cent, parvient à vivre du métier qu’elles et ils ont étudié. Rien d’étonnant, quand 57 pour cent des personnes interrogées annoncent que leur art leur rapporte moins de 10 000 francs par an. En Suisse, les artistes gagnent à peine 30 500 francs par an en moyenne (valeur médiane), et seulement un pour cent touche un revenu supérieur à 100 000 francs. Difficile de nourrir une famille. En ce qui concerne la prévoyance vieillesse, Suisseculture Sociale déplore que «le chemin est encore long vers la sécurité sociale»: moins de la moitié des artistes ont une prévoyance retraite au-delà de l’AVS.

Une amélioration notable s’esquisse au moins en matière de droits d’exposition. À l’heure où nous mettions sous presse, le Parlement débattait du message culture du Conseil fédéral, dans lequel on peut lire: «Le soutien à des expositions et à des publications dépendra désormais de la qualité de la rémunération offerte aux artistes impliqué-e-s.» En d’autres termes, institutions d’art devraient à l’avenir toucher des fonds de l’Office fédéral de la culture et de Pro Helvetia à la condition de verser un droit d’exposition à leurs artistes.
Selon Eva-Maria Würth, il est aussi urgent que toute la profession s’interroge sur son statut: «Les artistes doivent absolument se soucier de leur reconnaissance professionnelle, exiger une rémunération équitable et une sécurité sociale convenable.» D’ici la fin de l’année, Visarte proposera de nouvelles lignes directrices pour la rémunération des prestations d’artistes visuel-le-s, à considérer comme des montants minimaux. Il y a du pain sur la planche.