325
15.03.2023 par Esther Banz

«Nos forêts vont changer d’aspect»

En Suisse aussi, la forêt est toujours plus sous pression, notamment à cause des changements climatiques. À quel point? Qu’est-ce qui peut la sauver? Réponses de Michael Reinhard, directeur de la division Forêts à l’Office fédéral de l’environnement. 

Article du thème BOIS ET FORÊT
Illustrations: Claudine Etter
moneta: L’an dernier, nous avons de nouveau vécu une sécheresse prolongée et extrême. Quel en a été l’impact sur la forêt? 
Michael Reinhard: Elle est stressée et en mutation. Les impacts des changements deviennent persistants, les extrêmes de plus en plus extrêmes. Plusieurs années sèches consécutives et la prolifération du bostryche génèrent des incidences cumulatives.

Une autre conséquence des changements climatiques est une période de végétation plus précoce, suivie de gelées tardives. Les arbres forestiers en souffrent-ils autant que les vergers? 
Absolument! Une chute de la température de l’air alors que l’arbre est en pleine sève endommage ses vaisseaux. Cela affecte les feuilles, ainsi que le tronc et les branches. Il peut en mourir. Heureusement, les conséquences ont été plutôt modérées jusqu’à ce jour, sauf en certains endroits au printemps 2017. Mais une fois qu’un arbre a perdu ses feuilles, il a besoin de davantage d’énergie pour en refaire. 

Avec quelles conséquences? 
S’il a de la vitalité, il repousse, mais ce n’est pas sans impact sur la croissance et la qualité du bois. La sécheresse est aussi synonyme de discontinuité: on a constaté de gros dégâts dans les houppiers des hêtres jurassiens. Les arbres ne meurent pas tout de suite, mais on voit à quel point ils souffrent après plusieurs années de sécheresse. Ceux dont les racines sont profondes ne font pas exception, car les sols se dessèchent sur une grande épaisseur. 

L’azote pose un problème supplémentaire aux forêts, mais contrairement aux années 1980, plus personne ne parle aujourd’hui de la mort des forêts. Ce risque est-il négligeable? 
Au contraire! Dans près de neuf dixièmes des forêts suisse, les valeurs seuils sont dépassées. L’ammoniac provient à nonante-quatre pour cent de l’agriculture. En Europe, seuls les Pays-Bas et la Belgique en émettent davantage que nous par hectare de surface agricole. Une petite partie de ce qu’absorbent les forêts provient des oxydes d’azote émis par les transports et l’industrie. 

Quelles sont les conséquences d’une forte pollution par l’azote? 
La croissance des arbres s’accélère, car l’azote est un fertilisant. Mais lorsque ces apports sont élevés, des quantités excessives de nitrates sont lessivées du sol en même temps que les nutriments basiques, ce qui l’acidifie. On a également remarqué à beaucoup d’endroits que les champignons mycorhiziens sont moins nombreux et moins variés sur les racines. Or, ces champignons symbiotiques jouent un rôle important dans l’absorption du phosphore. Beaucoup d’arbres ont donc de plus en plus de mal à se nourrir et leur croissance en pâtit. Quand le sol s’acidifie, leur vitalité baisse et ils résistent moins bien à la sécheresse. Les données de ces dernières années le démontrent. Certains sols forestiers sont déjà tellement acides qu’on tente de les assainir en y répandant de la chaux. 

Peut-on voir le problème sur les sols? 
On le voit sur les arbres, qui deviennent plus instables et tombent plus facilement en cas de tempête. La situation est sérieuse, car la combinaison entre sécheresse et acidification des sols dégrade fortement la vitalité des arbres. Les émissions de l’agriculture doivent diminuer aussi vite que possible. 

Allons-nous assister à la mort d’arbres à grande échelle ou le processus durera-t-il des dé­cennies, avec un renouvellement simultané par d’autres essences? 
Chez nous, ce changement a jusqu’à présent été plutôt insidieux: il touchait des groupes d’arbres. On n’a pas – encore – constaté de dépérissement à grande échelle, comme c’est le cas dans toute l’Allemagne. Nous nous inquiétons surtout pour les forêts de protection en montagne: si certaines d’entre elles devaient disparaître à cause d’une tempête ou d’une forte infestation de bostryches, nous devrions réagir en érigeant des ouvrages de protection. Nous n’avons heureusement pas encore eu de cas étendu. 

Nos forêts sont-elles moins vulnérables aux dommages étendus? 
Les conditions sont relativement bonnes grâce à notre loi forestière très stricte. Elle interdit de procéder à des coupes rases. Nous exploitons les forêts avec des méthodes sylvicoles proches de la nature: elles rajeunissent d’elles-mêmes. Nous travaillons avant tout avec ce qui existe déjà. Là où elle a été perturbée, la forêt s’est transformée ces dernières années, passant d’une plantation de conifères à un peuplement mixte. L’ouragan Lothar nous a également appris qu’une forêt résiste mieux si elle est fortement mélangée. Le principe fondamental de l’écologie est le suivant: plus il y a d’espèces et de structure, plus le système est résilient. 

Notre forêt doit fournir du bois tout en restant un havre de biodiversité. Ces deux fonctions sont-elles compatibles? 
Notre objectif est de pouvoir conserver une biodiversité stable tout en récoltant davantage de bois. Nous visons surtout une utilisation de haute qualité, dans la construction par exemple, car le bois absorbe du CO2 et le stocke aussi longtemps qu’il sert. Mais nous devons nous demander ce que peut la forêt, et où. La stratégie sera différente sur le Plateau, dans les Préalpes ou au sud des Alpes. 

Le dernier rapport de la Confédération sur l’adaptation de la forêt aux changements climatiques donne l’impression qu’elle est sérieusement menacée... 
La vitesse à laquelle les conditions évoluent nous a surpris. À la fin des années 1990, on s’attendait à des sécheresses une année sur deux ou trois à partir de 2050, mais dès le début des années 2020, nous y étions déjà. Il nous manque donc près de trente ans de recherche. Nous devons trouver rapidement des méthodes et des moyens d’adaptation. Bien sûr, il y aura toujours des forêts chez nous, mais... 

... Mais? 
Elles ne ressembleront plus à celles que nous connaissons actuellement. Elles vont changer d’aspect, seront parfois plus instables, voire dangereuses, même près des habitations. Des branches pourraient tomber et des arbres entiers basculer. 

Faut-il prévoir des mesures de sécurité? 
Oui. Il y a quelques années, par exemple, la forêt de Hardwald à Bâle a dû être momentanément fermée pour des raisons de sécurité. Cela arrivera sans doute de plus en plus souvent, mais en principe, chaque forêt doit rester accessible librement. 

Vous êtes en train d’élaborer la stratégie intégrale pour la forêt et le bois 2050. Quels en sont les points forts? 
Nous savons beaucoup de choses et pouvons agir. Un grand défi consistera à sensibiliser le secteur de la forêt et du bois. On doit comprendre que l’époque où la forêt fournissait des arbres de rendement, comme l’épicéa jusqu’à récemment, est révolue. 

Quelles essences pousseront à l’avenir dans nos forêts? 
On trouvera toujours des conifères comme l’épicéa dans les régions préalpines et alpines, mais dans l’ensemble, il y aura davantage d’arbres d’âges et espèces différents. Même en Suisse, nous avons des essences qui supportent la sécheresse et que l’on doit favoriser. Par endroits, les conditions changent à tel point que le rajeunissement naturel est devenu insuffisant: nous devons l’organiser activement. 
En collaboration avec l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage (WSL), nous avons réalisé des plantations tests presque partout en Suisse. Par exemple avec des essences indigènes qui poussent aussi dans les Balkans, en Toscane et au sud de la France, mais dont les génotypes – quasiment cousins – sont mieux adaptés à des conditions plus sèches et plus chaudes. Il peut s’agir de hêtres ou de sapins blancs qui supportent la sécheresse. 

Plantera-t-on également des espèces totalement étrangères? 
Oui: on peut envisager d’ajouter certaines espèces exotiques là où les essences indigènes ne sont plus en mesure de contribuer seules à la préservation d’une forêt multi­fonctionnelle. 

Quels en sont les effets sur l’interaction avec d’autres organismes vivants: champignons, plantes, coléoptères, insectes? 
La prudence s’impose. Nous investissons de manière ciblée dans des programmes et projets de recherche. Et nous adoptons un mode de pensée multifonctionnel: la biodiversité en est un élément, le rôle protecteur des forêts un autre. 

Beaucoup de travail en perspective pour la recherche et la sylviculture... 
Oui, ainsi que pour l’industrie du bois, les cantons et les communes, les propriétaires forestiers et la Confédération, qui vont devoir mesurer les changements et y réagir.

Géographe et spécialiste de l’environnement, Michael Reinhard dirige depuis 2018 la division Forêts de l’Office fédéral de l’environnement (OFEV). Responsable de la mise en œuvre de la politique et de la stratégie dans le secteur forestier et du bois, il est aussi chargé d’adapter cet environnement aux changements climatiques. Le Conseil fédéral a récemment adopté un rapport qui montre comment renforcer la résilience des forêts suisses face aux me­naces croissantes. 

Imprimer l'article
Articles liés

« Souvent, pas une planche ne provient de Suisse »

La construction en bois est en plein essor et passe pour être écologique. Alors pourquoi la ­majorité du bois utilisé en Suisse provient-elle d’on ne sait quelles forêts à l’étranger?
15.03.2023 par Esther Banz &Daniel Bütler

Ce sol forestier si sensible

Sur le Plateau, de lourdes machines parcourent les forêts pour ramasser les arbres abattus. Pas dans la vallée de la Suhr, en Argovie: Urs Gsell, forestier, y travaille avec des méthodes respectueuses du sol.
15.03.2023 par Esther Banz