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14.06.2017 par Dominique Zimmermann

Penser avec le corps

Dans notre culture, penser, apprendre et rester immobile semblent indissociables. Au point de nous faire oublier que l'activité physique agit favorablement sur la mobilité intellectuelle.

Article du thème Mobilité
Beaucoup d'idées philosophiques venaient à Friedrich Nietzsche pendant qu'il randonnait. Ainsi a-t-il écrit, dans «Humain, trop humain» : «Celui qui veut seulement dans une certaine mesure arriver à la liberté de la raison n'a pas le droit pendant longtemps de se sentir sur terre autrement qu'en voyageur — et non pas même pour un voyage vers un but final : car il n'y en a point.» Aujourd'hui, cette devise s'est presque inversée : si l'on peut voler d'un point A à un point B en demeurant quasiment immobile sur un siège, seule la destination importe. Rester en place ne convient pas à l'apprentissage de matières intellectuelles. Pour s'en convaincre, il suffit de voir à quelle vitesse on oublie les acquis.
De nombreuses recherches ont montré que c'est en se mouvant que l'on s'instruit le mieux, mais la plupart des écoles d'Etat continuent d'imposer des cours magistraux auxquels on assiste sur une chaise et devant un pupitre. Il est pourtant évident qu'apprendre en bougeant est la meilleure prévention contre le manque croissant d'exercice physique, les difficultés de concentration et l'excédent de poids chez des enfants. Plutôt que de gaver ces derniers de Ritaline et de les adapter ainsi à la structure, une solution plus saine consisterait à modifier une offre inadaptée. Des concepts pédagogiques déjà anciens intègrent naturellement le mouvement au quotidien scolaire, ne serait-ce que dans les préceptes de Rudolf Steiner ou Maria Montessori. Avec «L'école bouge», l'Office fédéral du sport avait élaboré un programme d'activité physique, mais des mesures d'économie l'ont jeté aux oubliettes début 2017.

Penser et parler n'ont rien de statique

Comment expliquer que cette conception de l'apprentissage en position assise règne en maîtresse depuis si longtemps ? On peut trouver matière à réponse dans la traditionnelle séparation entre le corps et l'esprit, qui s'est imposée à travers les siècles, et dans la belle déclaration de Joseph Beuys : «De toute façon, je pense avec mon genou.» Notre corps fait toujours partie de nos moyens d'expression. Il apparaît cependant dans certaines traditions philosophiques comme un appendice superflu, dont les vils besoins nuiraient à une occupation mentale sérieuse.
Le célèbre penseur de Rodin, en soutenant sa lourde tête avec sa main, n'exprime-t-il pas l'idée que penser est une affaire statique, sérieuse, cambrée et masculine ? Autant de notions remises en question par la philosophe Judith Butler dans le livre «Cluster», consacré à la pièce chorégraphique de Sasha Waltz : «Alors nous parlons, mais assis. Nous nous plaçons ainsi à un certain degré de tranquillité, nous restons immobiles pour parler. (...) Quand nous parlons, nous subordonnons le mouvement à la parole, parce que nous partons du principe (...) que les significations à transmettre le seront par des mots. (...) Dans ce cas, parler serait le mouvement d'un corps faisant comme si la parole n'était pas un mouvement.»
En fin de compte, c'est un mouvement de réflexion qui forme la parole. Le voilà, le paradoxe : dans l'agitation d'une activité quotidienne par trop mobile, il nous manque le calme que peut procurer une promenade ou une contemplation méditative. Cette constatation agaçante surgit à l'improviste, mais seulement quand nous disposons du loisir nécessaire. Ce qui nous peut nous déconcerter – parce que nous ne l'avions jusqu'alors jamais remarqué – sera un bruit, un visage étranger, un oiseau rare : tout qui nous rappellera qu'au fond, nous non plus ne connaissons pas tous les recoins de notre être intérieur. Vue sous cet angle, la mobilité intellectuelle est la recherche créative du sens et de la verbalisation, le démêlage de pelotes d'idée diffuses. L'écrivain Robert Musil a écrit, dans sa nouvelle «Le merle», cette phrase mémorable: «Si j'en connaissais le sens, (...) je n'aurais sans doute pas besoin d'en raconter l'histoire.» Nous dirions même plus : si je savais où je vais, je n'aurais pas besoin de partir.
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