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07.06.2023 par Roland Fischer

« Pour un-e Érythréen-ne, contracter une dette revient à tout risquer »

La culture érythréenne blâme l’endettement. Même quand elles ou ils vivent en Suisse, les Erythréen-ne-s préfèrent ­s’abstenir de contracter un crédit, serait-ce pour fonder leur propre société. Pour Nahom Mehret, cette appré­hension a peu de sens d’un point de vue entre­preneurial. Il aimerait que ses compatriotes disposent d’une plateforme pour apprendre comment se mettre à leur compte ici.

Article du thème Inclusion Financière

moneta: Nahom Mehret, quels obstacles la communauté érythréenne en Suisse rencontre-t-elle en matière de services financiers? Connais-tu des gens sans compte en banque? 
Nahom Mehret Non, tous les gens que je connais en ont un, mais très peu de mes compatriotes disposent d’un troisième pilier, par exemple.


Pourquoi donc? 

Tout simplement faute de savoir qu’il existe autre chose que l’AVS. Certaines personnes sont affilié-e-s à une caisse de pension, mais presque aucune n’a de prévoyance supplémentaire. 


Est-ce une question d’éducation financière? Ou le rapport à l’argent s’expli­­-
que-t-il aussi par des différences culturelles? 

Bien sûr. Dans la société érythréenne, s’endetter est perçu très négativement. Étant donné qu’il est mal vu de contracter un crédit, on applique le principe suivant: «Quand on n’en a pas les moyens, on s’en abstient.» Ça n’a évidemment pas beaucoup de sens d’un point de vue entrepreneurial. Les Érythrée-ne-s deviennent donc rarement entrepreneuses ou entrepreneurs. Très peu vivent de manière indépendante; on préfère les relations de travail. 


En Érythrée, les banques sont arrivées avec la colonisation par l’Italie. Quelle est l’alternative traditionnelle? 

Les «equb», sorte de fonds privés, jouent un rôle important. 


Comment fonctionnent-ils?
 
Qu’il soit petit ou grand, un equb est une association informelle, enregistrée nulle part. Chaque participante ou participant y cotise tous les mois. Quand un besoin excède notre propre budget – vacances, mariage, nouveaux meubles –, on peut recevoir un versement du fonds equb. 


S’agit-il d’un système solidaire? 

Pas forcément: tout le monde paie et reçoit le même montant. Il faut comprendre que l’equb est aussi une question d’argent, bien sûr, sans que ce soit nécessairement la priorité. L’aspect social reste primordial. On se rencontre une fois par semaine, en privé, pour discuter, échanger. Je connais des gens de mon âge qui ont un equb. 
Cela semble très bien pour l’autonomisation, mais il demeure le problème du manque de participation, non? Un tel système n’aide pas à créer une entreprise. 
Voilà comment ça se passe. Dans notre communauté, si quelqu’un-e pense ouvrir un stand ou un restaurant, la question qui suivra immédiatement sera: «Ai-je assez de fonds propres?» On préfère éviter d’aller à la banque. La réticence des Érythréen-ne-s tient en outre à un manque de compréhension du système suisse, dans lequel on peut prendre en compte le risque et établir un plan d’affaires précisément à cette fin. S’ajoute à cela la notion de l’échec, qui provoque une stigmatisation sociale dans notre culture. Rater son affaire signifie rater sa vie. 


La peur de l’échec est-elle également liée à la précarité de nombreuses personnes érythréennes en Suisse?
 
Oui, aussi. Les angoisses existentielles surgissent vite. Les Helvètes ont une confiance intrinsèque, une sorte d’intangibilité économique. Elles et ils se disent que si leur projet échoue, elles trouveront toujours une solution: un nouveau travail, des contacts, voire une banque qui pourra redonner un coup de main. Alors que pour un-e Érythréen-ne, contracter une dette revient à tout risquer. 


Pourrait-on changer cela? 

Cet état de fait repose largement sur un manque de connaissances. Il faudrait une plateforme, un lieu d’accueil où apprendre ce qu’est un plan d’affaires et comment atteindre l’indépendance. Les différentes structures juridiques aussi sont méconnues. Les gens doivent d’abord comprendre qu’échouer ne met pas forcément en péril tout leur patrimoine, qu’aucune porte ne se ferme à tout jamais, que le filet de pro­tection sociale ne disparaît pas. Le tabou autour de l’argent, en Suisse, complique certainement les choses. 


Et l’influence culturelle? Pourrait-on voir évoluer cette aversion contre l’endettement?
 
Je pense que oui, mais il est difficile pour une personne de notre communauté d’obtenir des informations adéquates. Souvent, la confusion domine, différentes histoires circulent. Ce qui aboutit vite à un découragement du genre: «Que croire? Tout cela me dépasse.» Et l’on préfère alors renoncer à son projet de création d’entreprise. 


Photo: zvg
Nahom Mehret est en dernière année d’études en psychologie économique à l’Université de Bâle. Né en Érythrée, il a grandi à Bâle. Il travaille pour GGG-Kulturkick, le programme pour les jeunes de GGG Basel (Gesellschaft für das Gute und Gemeinnützige, litt. «Société pour la bonté et l’intérêt général»), qui œuvre pour l’accès à l’éducation, l’aide à l’autonomie et la diversité culturelle.
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