Un cinéma avec bar et ambiance toute particulière

Le camouflage est parfait: l’insignifiant bâtiment administratif du 5e arrondissement héberge le siège de l’une des entreprises les plus innovatrices de Zurich: Neugass Kino AG. Elle dirige et programme depuis là les cinémas Riffraff et Houdini à Zurich ainsi que le Bourbaki à Lucerne, sans oublier les établissements publics qu’ils abritent. La société emploie actuellement une centaine de personnes, qui se partagent 45 postes à plein temps. Avec leur équipe, les deux codirecteurs Frank Braun et Res Kessler s’occupent de l’administration et de la programmation. Néanmoins, chaque site a sa propre direction pour l’exploitation au quotidien.

L’histoire fructueuse de l’entreprise commence dans les années 1990: la coopérative Kino Morgental souhaite ouvrir une seconde salle au centre-ville. Les locaux de la Neugasse, dans le Kreis 5 (5e arrondissement), conviennent parfaitement. Ils abritaient jusque-là une salle de jeu. Une toute première pierre de la culture cinématographique a toutefois déjà été posée ici en 1913, alors que le théâtre populaire projetait des films muets. Dès 1929, le «Cinema Modern» a poursuivi l’aventure.
Au milieu des années nonante, le vent tourne sur le Kreis 5: la dispersion de la scène de la drogue du Platzspitz, en 1992, touche l’arrondissement de plein fouet: on se pique à l’entrée des maisons, dans les ruelles sombres et sur les places de jeux. La plupart des gens évitent le quartier, surtout la nuit. Ce n’est qu’en 1995, après que la scène de la drogue a été chassée de la gare du Letten, que la vie locale et la culture peuvent renaître. En 1996, l’art contemporain trouve un foyer sur le site de Löwenbräu, le Schauspielhaus commence à aménager une dépendance dans un ancien hangar de construction navale (le Schiffbau) et, en mars 1998, le nouveau cinéma ouvre à la Neugasse avec deux salles: Riffraff 1 et 2. Le restaurant asiatique Lily’s, le bar Acapulco et le cinéma forment, pendant quelques années, un triangle pour les personnes qui aiment sortir dans ce quartier un peu agité.

La société Neugass Kino AG voit le jour spécialement pour la gestion du Riffraff. Trouver une banque qui soit d’accord de mettre à disposition une partie du capital initial s’avère difficile: d’une part, le domaine du cinéma n’est pas vraiment considéré comme une poule aux œufs d’or; d’autre part, les initiants veulent s’installer précisément dans ce Kreis 5 de mauvaise réputation. La Banque Alternative Suisse reconnaît pourtant le potentiel du projet et accepte d’y investir. Voilà comment débute un partenariat qui continue aujourd’hui.
Pour arriver à placer deux salles et un bar dans l’ancien cinéma, on opte pour un agencement et une technique de projection d’un genre inédit. Depuis la cabine, l’image rejoint l’écran de la grande salle en passant au-dessus de la petite salle et en traversant le bar. Le faisceau de lumière revient sur la paroi du bar et lui donne une ambiance toute particulière. L’interdiction de fumer en 2010 a posé un problème esthétique, se souvient le codirecteur Res Kessler, en ne plaisantant qu’à moitié: «La fumée montante rendait le faisceau de projection encore plus beau.» Maintenant, une machine à fumée assure un effet similaire lors d’événements spéciaux.
Les fondateurs ont exploré une voie nouvelle, ne serait-ce qu’en associant le cinéma et la restauration. Boire un verre de vin en regardant un film: on ne pouvait auparavant faire cela que chez soi ou au ciné-sofa Xenix. Le foyer du Riffraff est aussi un bar, dans lequel on peut se retrouver autour d’une bière sans aller voir un film. Mais si l’on décide de s’offrir une toile sans avoir fini son verre, on l’emporte simplement dans la salle.
Depuis le début, Frank Braun s’occupe de la programmation des films. Il a enrichi son expérience au cinéma Xenix, entre autres, et fait partie des fondateurs de Neugass Kino AG. Riffraff a ainsi rapidement séduit son public avec des films remarquables en version originale et sans entracte. Quatre ans seulement après l’ouverture, les salles Riffraff 3 et 4 ainsi qu’un bistrot viennent compléter l’offre dans l’immeuble neuf voisin.

En 2004, la nouvelle circule que le cinéma Pix du panorama Bourbaki, à Lucerne, est en faillite. Neugass Kino AG décide de le reprendre, le rebaptise ultérieurement «Bourbaki» et lui ajoute les salles 3 et 4. «Pour une entreprise de notre taille, la présence dans deux villes est extraordinaire», relève Res Kessler, non sans fierté. A Lucerne aussi, cinéma et restauration vont de pair: un bistrot et, en été, une terrasse ombragée invitent à s’attarder sur la Löwenplatz.
En 2009, la coopérative Kalkbreite de Zurich propose d’exploiter un deuxième site dans son nouveau lotissement. Le changement de structure dans le paysage cinématographique est alors déjà perceptible: un public de moins en moins nombreux, une numérisation galopante synonyme de tracas. Le Nord-Süd, premier complexe de cinéma zurichois ouvert en 1935 au Limmatquai, doit cesser ses activités en 2011. En 2014, le cinéma ABC (qui s’appelait auparavant Orion), centenaire, ferme ses quatre salles. Fallait-il vraiment un autre cinéma à un quart d’heure de marche seulement du Riffraff? «Nous avons fait de nécessité vertu en décidant d’implanter de petites salles, qui peuvent jouer sur le marché du numérique et qui, contrairement au Riffraff, ne se profilent pas avec des exclusivités à l’échelle de la ville de Zurich», explique M. Kessler. Cette démarche a convaincu la BAS.
En ce qui concerne l’agencement, la volonté a été d’affirmer la parenté du nouveau cinéma avec son grand frère Riffraff, tout en lui donnant sa propre identité. Le bureau d’architecture Staufer & Hasler de Frauenfeld, qui avait déjà dessiné le Riffraff avec l’atelier Meili & Peter, a conçu un espace ouvert sur cinq petites salles de cinéma. La vaste surface dévolue au bar-foyer s’étend sur deux étages jusqu’au salon de la galerie.
En février 2015, à peu près six mois après l’ouverture du Houdini, l’entreprise doit affronter le plus méchant coup du sort de son histoire: un câble défectueux provoque un incendie qui détruit le bar au rez-de-chaussée. Le dégagement de fumée est tel qu’en plus de refaire le bar et le foyer, il faut remplacer les écrans, les parois latérales et la technique dans les salles. «Heureusement que nous étions bien assurés», soupire M. Kessler. La rénovation exige un énorme travail administratif, sans parler de la pression pour reprendre l’exploitation le plus rapidement possible. Après neuf mois, la réouverture du Houdini fait l’objet d’une grande fête.

En automne 2017, la Langstrasse – qui relie le Houdini et le Riffraff – voit arriver un autre cinéma aux exigences de qualité élevées: le Kosmos. Que pense Neugass Kino AG de cette concurrence toute proche? «Dans tous les cas, il est formidable que des cinémas naissent encore: cela permettra un ajustement à long terme», affirme Res Kessler. D’après lui, les cinémas à une ou deux salles ne seraient plus rentables et la taille des salles aurait une importance cruciale.
Le codirecteur est confiant pour son entreprise. L’idée de créer une ambiance spécifique dans un cinéma et de proposer un programme varié au public continue de fonctionner. Au Riffraff, les jeunes spectateurs se sentent comme chez eux. «Si un film passe au Kosmos, il ne sera pas au programme du Riffraff, et vice versa», précise M. Kessler. Au Houdini, le public est plus large: outre des films de niche et pour enfants, les grosses productions y sont aussi à l’honneur. Il existe une clientèle pour ces films, insiste M. Kessler: «Les gens sont heureux de pouvoir éviter d’aller dans un multisalle impersonnel pour voir le dernier épisode de Star Wars.»