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12.06.2025 par Roland Fischer

Participation et «démocratie liquide»

Il y a un bogue dans la matrice de la démocratie : les personnes qui vivent ensemble ne participent pas toutes aux processus décisionnels. Les technologies numériques peuvent-elles y remédier ? Quelle que soit la manière d’aborder la question, une chose est claire : prendre des décisions démocratiquement implique toujours d’en déléguer certaines. 

Article du thème RENFORCER LA DÉMOCRATIE
Photo : màd.

Nos mécanismes démocratiques ont, pour la plupart, une histoire aussi longue que l’État fédéral. Certains, comme l’initiative populaire, sont même plus anciens dans certains cantons. Cependant, on peut constater une certaine obsolescence face aux profonds changements sociaux des deux derniers siècles. D’aucun-e-s ont donc cherché à les moderniser, ce qui a fait naître, par exemple, le vote par correspondance. Mais, on le sait, les rouages démocratiques tournent lentement en Suisse. Les premiers cantons à avoir introduit ce moyen de voter à la fin des années 1970 sont Bâle-Campagne, Saint-Gall et Appenzell Rhodes-Intérieures. La possibilité a été adoptée à l’échelle fédérale en 1994 et le Tessin ne l’a mise en œuvre qu’en 2015. 

Le Parti Pirate, un pionnier 
Que penser de la transition numérique ? Devrons-nous attendre encore un siècle avant de la voir adoptée par les processus démocratiques ? Nous passons toutes et tous beaucoup de temps dans le cyberespace, administrons en ligne nos finances et certaines démarches, mais qu’en est-il des votations, des élections et de la participation active à la vie politique ? Elles se font toujours de manière totalement analogique. Le principe de la Landsgemeinde perdure. La démocratie serait-elle une relique fossilisée, sclérosée ? Tel est en tout cas l’avis du Parti Pirate, en particulier de sa branche allemande, qui a proclamé avec enthousiasme l’ère de la « démocratie liquide » réinventée de bout en bout avec des moyens numériques. Dans ce système de représentation flexible, chacune et chacun peut déléguer son vote en fonction de ses intérêts particuliers. Le Parti Pirate a expérimenté les mécanismes en son sein, et la démocratie liquide l’a vite inspiré pour l’ensemble du système politique. On peut le lire dans une prise de position des Pirates bâlois en 2012 : « Le canton de Bâle-Ville introduit progressivement la démocratie liquide, qui consiste en une évolution du système démocratique. Elle permet d’élargir beaucoup – avec Internet – les possibilités d’influence des citoyennes et citoyens. La mesure accroît et diversifie les moyens de la démocratie directe, ce qui renforce la participation à la vie politique. Cela entraînera à long terme la disparition du parlement représentatif, devenu inutile grâce aux instruments de la démocratie liquide. »

Davantage de complications et d’obstacles 
Pat Mächler, bien qu’ayant contribué à la rédaction du document, n’a jamais fait partie de celles et ceux qui ont tout de suite cru possible de supprimer les parlements. Les problèmes liés à la « méritocratie » sont apparus au Parti Pirate allemand, tout comme dans le cadre d’une expérience de démocratie liquide menée à l’Université de Bâle. Comment attirer un plus grand nombre de personnes qui ne sont pas déjà engagées en politique ? Et de quelle façon éviter la concentration du pouvoir entre quelques mains, alors que la partie passive du groupe délègue simplement ses votes sans s’intéresser aux étapes suivantes ? Le pouvoir a tendance à se concentrer, révélant un certain manque de fluidité de la démocratie liquide. Daniel Graf, fondateur de WeCollect et auteur de « Agenda für eine digitale Demokratie » (2021, inédit en français), estime aussi que les attentes vis-à-vis de la démocratie liquide étaient trop élevées. Beaucoup de prototypes dignes d’intérêt ont vu le jour, mais, selon lui, s’ils n’ont « pas vraiment décollé », c’est d’abord parce que les efforts nécessaires pour qu’un plus grand groupe de personnes puisse participer à une discussion ont augmenté de manière exponentielle. « Tel est le problème organisationnel auquel on est toujours confronté en démocratie » : plus les personnes impliquées sont nombreuses, plus cela devient compliqué. On met alors en place des structures qui se muent en obstacles.

Si les projets participatifs numériques existent bel et bien, on préfère désormais se concentrer sur les détails plutôt que de tout remanier. Ainsi, la plateforme Lausanne Participe vise à « encourager la population lausannoise à s’impliquer dans l’amélioration de sa qualité de vie ». Elle a été pensée comme une extension des activités en présentiel et permet de créer des « espaces de participation » (initiatives, assemblées, processus ou consultations). Il y a également un « budget participatif ». Toutefois, les personnes qui s’attendent à pouvoir s’exprimer sur les postes budgétaires importants pour la politique municipale devront se contenter de petits projets tels que la végétalisation de rues ou des idées pour réaménager des parcs.

Une politique purement symbolique ?
On pourrait penser que ces plateformes favorisent surtout la participation dans des domaines où la démocratie est « indolore ». Des impulsions plus décisives vers une nouvelle démocratie pourraient émaner des assemblées citoyennes. Ces dernières font actuellement l’objet d’une étude menée par les universités de Genève et Zurich, dans le cadre du projet « Assemblée Citoyenne 2025 ». La première phase vient de s’achever. L’Assemblée Citoyenne, composée de cent personnes tirées au sort dans toute la Suisse, a remis à la conseillère fédérale Élisabeth Baume-Schneider son rapport final au sujet de l’augmentation des coûts de la santé. Celui-ci appuie une loi nationale sur la santé, une taxe dissuasive sur l’alcool et le tabac, ainsi que le renforcement des compétences en matière de santé durant toutes les phases de la vie. L’impact politique concret de ces propositions reste toutefois plus qu’incertain. Cela vaut également pour le « Parlament der Menschen » (Parlement du peuple) réuni fin mai dernier à Berlin par le Mouvement en faveur du climat. Là aussi, les participantes et participants ont été tiré-e-s au sort afin d’établir un catalogue de principes pour une « nouvelle génération de démocratie ». Une militante a qualifié le Bundestag de « parlement du fric », dans le quotidien allemand « taz »

Daniel Graf observe ces changements avec intérêt, tout en continuant de penser que le véritable potentiel réside dans la numérisation. « Nous avons atteint un point critique concernant les nouveaux processus et les nouvelles structures démocratiques. » Une forme de démocratie inédite pourrait émerger dans trois ou cinq ans grâce aux possibilités offertes par l’IA. Cela relevait jusqu’alors de la science-fiction, mais notre homme a toujours rêvé de cette « diminution de la complexité ». Il imagine un assistant démocratique personnel qui attirerait notre attention sur des sujets importants, résumerait les débats en cours et répondrait à nos questions, y compris sur les votations et élections. Et qui permettrait également d’échanger avec d’autres personnes, de participer à des projets politiques comme des initiatives et des référendums. Selon M. Graf, avec cette intelligence artificielle, l’échange entre plusieurs individus et une plus grande participation deviendraient possibles sans imposer trop d’exigences.

Tout repose sur la confiance 
Verrons-nous bientôt un plus grand nombre de formations politiques ? Ou en tout cas une « forte différence dans la façon dont elles sont organisées » ? Ce qu’envisage Daniel Graf est un idéal participatif assumé : « davantage de personnes en interaction » dans toutes les directions, de la sphère politique à la population et inversement. Il ajoute qu’à moyen terme, cela pourrait constituer un exemple pour les organisations et, en particulier, pour les communautés en ligne existantes : au lieu du bon vieux « élisons un comité », un modèle numérique surmonterait les écueils de la démocratie liquide. Pat Mächler se montre plus prudent. « La démocratie ne sera pas sauvée en devenant "liquide". » Il continue toutefois de croire en la possibilité de briser l’ancienne logique de délégation politique, ce qui permettrait au moins une meilleure transparence. Des démocraties plus fluides peuvent contribuer à « mettre en évidence les bases de la confiance ». Une confiance qui préoccupe aussi fortement Daniel Graf : « Voulons-nous une démocratie inclusive, sans entraves et avec un partage équitable du pouvoir ? L’alternative est un État dictatorial, numérique, comme en Chine ou en Russie. »

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