Féveroles et lupins au lieu de cervelas et poulet

Lukas Weidmann incarne l’agriculteur du futur. Sur son domaine de Schlieren (ZH), il fait pousser blé, millet, avoine, lin et soja: autant de plantes destinées à l’alimentation humaine, en qualité biologique. Inutile de chercher dans ses champs du maïs ou de l’orge pour l’engraissement d’animaux, parce qu’il n’a pas de bétail. Cela dit, renoncer à produire des aliments pour animaux est aussi une question de philosophie. «J’essaie de cultiver de la nourriture seulement pour les humains», affirme l’exploitant bio. Ce trentenaire se rapproche de l’idéal d’une agriculture végétalienne. Ses récoltes permettent de confectionner, entre autres, du tofu et du houmous. Pour cette pâte à tartiner si appréciée des véganes, il a commencé à cultiver des pois chiches. Il gagne correctement sa vie, avec son exploitation, car sa production est très demandée.

En effet, les aliments à base d’ingrédients végétaux ont de plus en plus la cote. Selon l’organisation Swissveg, environ cinq pour cent de la population helvétique a une alimentation végétarienne ou végétalienne. Bien que la Confédération avance des chiffres plus modestes, il semble clair que la consommation de viande par personne diminue. Les Suisses en mangent aujourd’hui 48 kilos par an en moyenne, contre 64 kilos voilà 30 ans. Et de plus en plus de gens renoncent occasionnellement à la viande pour lui préférer un succédané: hamburger végétal, «poulet planté», hachis de céréales ou de tofu... Un hamburger sur six vendu dans le commerce de détail est végétarien. Le marché des substituts de viande enregistre une croissance à deux chiffres. En 2020, le commerce de détail en a écoulé pour 117 millions de francs. Mais cela reste une goutte d’eau en comparaison avec la viande, dont les ventes ont atteint 5,4 milliards la même année. 
Lukas Weidmann, lui aussi, apporte sa contribution aux substituts de viande, mais sur un marché de niche. Il vend sa récolte dans des magasins de produits bio et diététiques, à des personnes pour qui le prix n’est pas le premier critère. À plus large échelle, l’agriculture suisse a bien peu profité de l’envolée du marché des succédanés de viande. Selon une étude de l’Office fédéral de l’agriculture, presque toutes les matières premières végétales contenues dans les aliments végétariens prêts à manger proviennent de l’étranger. On ne trouve, en Suisse, quasiment aucune chaîne de transformation de la plante au produit fini. Il en va de même pour les produits non transformés avec des ingrédients de valeur comme les légumineuses, le millet ou l’avoine, appréciés pour remplacer la viande ou pour concourir à une alimentation équilibrée. Les surfaces de culture de ces végétaux sont modestes dans notre pays.

Pour Anik Thaler, les choses sont claires: «Nous devons consommer davantage de protéines végétales.» Cette étudiante en agronomie EPF de 23 ans a fondé une entreprise productrice de houmous bio. Un aliment très demandé, éclaire-t-elle, mais la plupart du temps, tous les ingrédients – en particulier les pois chiches – proviennent de l’étranger. Comme cela la contrariait, elle a concocté une nouvelle recette à base de plantes cultivées en Suisse, en remplaçant par exemple les graines de sésame par celles de tournesol. Elle achète les pois chiches à Lukas Weidmann. La pâte est préparée par la boucherie Angst, à Zurich. «On y trouve les machines idéales», glisse Anik Thaler avec un sourire. Son houmous helvétique est vendu dans des magasins bio et chez Alnatura. 
Le potentiel pour une alimentation végétale en Suisse est énorme. Aujourd’hui, moins de 40 pour cent des aliments à base de plantes viennent du pays. Il en va tout autrement pour la viande: notre agriculture en produit 80 pour cent, ce qui met à contribution la plupart des terres agricoles sur notre territoire. Les plantes destinées aux animaux comme le maïs, l’orge ou le blé fourrager recouvrent 60 pour cent des surfaces cultivées. Elles servent avant tout à engraisser des porcs et des poulets, dont provient la majeure partie de la viande consommée. Les fourrages concentrés pour la production de viande sont en grande partie importés. On devrait plutôt cultiver de la nourriture destinée aux humains, ne serait-ce que pour des raisons d’efficacité. Si nous mangeons directement des plantes, la même surface agricole peut produire plusieurs fois autant de calories végétales que celles d’origine animale.

Vu les graves conséquences de la production de viande sur l’environnement, faudrait-il pas renoncer totalement à élever des animaux? En théorie, cela est envisageable en Suisse. Les agricultrices et agriculteurs feraient pousser des céréales, des légumes et des fruits. Les halles d’engraissement et leurs entassements d’animaux disparaîtraient du paysage. Mais plus de deux tiers des surfaces agricoles en Suisse sont des pâturages. Beaucoup de terrains conviennent peu ou pas à l’agriculture, en particulier dans les régions vallonnées ou montagneuses. La présence de ruminants sur les pâturages est sensée, car ils transforment en nourriture le fourrage grossier que nous, humains, sommes incapables de digérer. 
Que faire des pâturages si l’on renonce à la viande et aux produits laitiers? Laissés à l’abandon, la plupart deviendront des forêts à long terme. Or, dans un monde où les ressources se raréfient, il serait sage de conserver ces précieuses terres arables pour la production alimentaire. Ainsi, peu nombreuses sont les voix qui réclament une agriculture suisse sans animaux. «Élever des animaux peut avoir du sens s’ils s’adaptent au lieu, ce qui est de moins en moins le cas en Suisse, de nos jours», relève Priska Baur, agronome indépendante, chercheuse et enseignante à l’Université des sciences appliquées de Zurich (ZHAW).

Greenpeace a mandaté Mme Baur pour modéliser la vision d’une production écologique et respectueuse des animaux en Suisse. Dans son concept, les agricultrices et agriculteurs ne garderaient que le nombre d’animaux que le fourrage grossier des prairies pourrait nourrir. En d’autres termes, on verrait toujours des vaches, des génisses ainsi que quelques chèvres et moutons, mais quasiment plus de porcs et de volailles. Les champs serviraient exclusivement à la culture de plantes destinées à la consommation humaine. La Suisse disposerait encore ainsi de 14 kilos de viande (de bœuf) par personne et par an. Les nutriments du fumier et du lisier resteraient disponibles pour fertiliser les champs. Même l’agriculteur bio Lukas Weidmann apprécie de pouvoir épandre, sur ses champs de céréales, du fumier provenant d’une ferme avec des animaux. 
D’après le modèle de Mme Baur, la Suisse continuerait d’importer beaucoup de nourriture, comme elle l’a fait tout au long du 20e siècle. Cela est logique d’un point de vue écologique, car le pays a comparativement peu de terres arables fertiles par personne. 
Notre agronome n’a pas modélisé dans le détail les effets économiques d’une transition de l’agriculture helvétique actuelle vers davantage de végétaux et moins d’animaux. Elle estime toutefois que les conséquences seraient supportables pour l’agriculture suisse dans sa majorité, car celle-ci bénéficie de paiements directs élevés. Parmi les avantages de ce changement, citons la réduction des coûts de production, avec bien moins d’intrants (par ex. diminution de la quantité d’aliments concentrés).

On pourrait clairement cultiver beaucoup plus d’aliments végétaux en Suisse, mais cela nécessiterait une refonte complète de la politique agricole. Les subsides fédéraux devraient passer de la production animale à la production végétale — ce que réclament depuis longtemps les milieux écologiques. Actuellement, la Confédération subventionne la viande, les produits laitiers et un petit nombre de cultures de plein champ. Elle soutient par exemple la production de sucre, d’huile de colza ou de blé, mais pas la culture de plantes protéagineuses telles que les légumineuses, qui peuvent remplacer les aliments carnés. On le voit bien avec la protection douanière: alors que des taxes élevées renchérissent la viande et le blé importés, l’agriculture suisse ne peut rivaliser avec le prix des protéagineux, en franchise de douane. Selon l’Union suisse des paysans, «l’absence totale de protection douanière est la raison principale pour laquelle le créneau reste limité à quelques hectares». Le prix des importations serait «très attractif». 
Et l’État crée de véritables incitations négatives: pour les betteraves sucrières ou le fourrage destiné aux animaux, une agricultrice ou un agriculteur touche des «contributions aux cultures particulières» de 1000 à 2100 francs par hectare, mais pas pour les protéagineux destinés à l’alimentation humaine. Pire encore: la culture de féveroles, de pois protéagineux et de lupins – autant de plantes comestibles – bénéficie de subventions seulement si elle sert à nourrir des animaux! Membre des Verts, la conseillère nationale zurichoise Meret Schneider veut mettre un terme à cette inégalité de traitement. Dans une motion, elle demande que ces trois cultures reçoivent les mêmes contributions, quelle que soit leur utilisation. La politicienne aimerait «inciter les [agricultrices et] agriculteurs innovant[-e-]s à cultiver davantage d’aliments pour la consommation directe».

Outre la sphère politique, la grande distribution ainsi que les consommatrices et consommateurs ont leur part de responsabilité quant à ce que l’agriculture choisit de produire. Le secteur agricole aime à rappeler qu’il fournit ce qu’on lui demande. Et les gens veulent de la viande suisse. La faiblesse de la demande de protéagineux en provenance de Suisse, malgré le succès actuel des légumes, s’explique également par les choix de la grande distribution. Celle-ci préfère acheter des matières premières végétales bon marché à l’étranger plutôt que des produits locaux. Contrairement à la viande, la clientèle se soucie assez peu de l’origine des aliments végétariens transformés ou des légumineuses. 
Néanmoins, il est permis d’espérer: de grandes quantités de tofu sont déjà confectionnées avec du soja biologique suisse. Coop a soutenu la mise en place d’une chaîne de production. L’Institut de recherche en agriculture biologique (FiBL) a aussi contribué à ce que la plante de soja, originaire de régions plus chaudes, pousse désormais en Suisse. Hansueli Dierauer, du FiBL, étudie les légumineuses depuis des années. Selon lui, les cultiver n’est pas évident: «Difficile de dire simplement à un éleveur de porcs du Gros-de-Vaud de se mettre tout de suite à planter du soja ou des lentilles.» Il faut d’abord acquérir des connaissances. Et comme ces légumineuses aiment la chaleur, elles ne pousseront pas dans toutes les régions du pays.

Alors peut-être devrions-nous tout bêtement nous intéresser à ce qui est là et y était déjà avant. Les lentilles sont, par exemple, une culture traditionnelle qui faisait partie du menu de nombreuses personnes en Suisse jusqu’après la seconde guerre mondiale. Hansueli Dierauer affirme que l’on pourrait se passer d’importer des aliments végétaux comme les pois chiches, car on trouve suffisamment de plantes adaptées à notre terroir pour réduire la consommation de viande. Outre les lentilles, on peut citer les féveroles, les pois et les lupins. «Autrefois, on mangeait aussi des féveroles, en Suisse.» 
D’un point de vue écologique, la culture des légumineuses a un double avantage: elles remplacent les protéines animales et permettent de fixer l’azote, ce qui préserve la fertilité du sol et économise du fumier animal. Il est donc grand temps de goûter à une soupe de féveroles ou à une salade de lupins!