moneta : Pendant longtemps, la croissance de l’économie a globalement suivi une courbe ascendante continue, à quelques fluctuations près. Les choses changent depuis peu. Pourquoi ?
Irmi Seidl : Dans les pays occidentaux, il y a un bon moment déjà que la croissance économique s’est affaiblie par rapport aux décennies post-seconde guerre mondiale. La politique prend des mesures pour stimuler la croissance, depuis les années 1970, que ce soit avec des subventions, des baisses d’impôts ou de la concurrence fiscale, la déréglementation, la promotion du libre-échange ou encore la politique monétaire.
Pour une société, que signifie moins de croissance, voire pas de croissance du tout ?
Étant donné les structures actuelles de l’économie et des institutions sociales, cela peut aboutir à une crise. Nous l’avons vu lors de la pandémie de coronavirus. Une partie des entreprises vend moins, licencie du personnel, ne peut plus rembourser ses crédits ; les caisses de chômage sont mises à contribution, les recettes fiscales baissent, et ainsi de suite. La cohésion sociale est vite menacée. L’économie et la société ont donc tout intérêt à éviter un recul de la croissance.
Mais pourquoi la croissance semble-t-elle indispensable pour offrir assez de travail rémunéré ?
Les entreprises sont incitées à diminuer le travail rémunéré en raison des progrès techniques, de la concurrence et de la forte pression salariale des impôts et des charges sociales. Ainsi, les entreprises recourent à des machines et ordinateurs, ou elles améliorent leur organisation. Cela supprime des emplois et rend nécessaire la croissance économique pour en créer de nouveaux ailleurs. Certes, les améliorations de l’efficacité pourraient permettre de réduire le temps de travail, mais jusqu’à présent, on préfère produire de plus en plus, d’où une augmentation des salaires et – surtout – des bénéfices.
Le système a-t-il toujours fonctionné de cette manière ?
La production industrielle capitaliste se distingue entre autres par le progrès technique, la concurrence et la maximisation du profit, lequel est majoritairement réinvesti. Depuis l’industrialisation, on a vu s’améliorer la réglementation des conditions de travail et la production, évidemment, mais certaines évolutions ont aussi augmenté la pression pour le remplacement du travail. Par exemple, au cours des dernières décennies et surtout en raison de la mondialisation, les prélèvements sur le travail ont renchéri à maintes reprises, alors que ceux sur le capital ont diminué. Le travail est un facteur de production relativement peu flexible, contrairement au capital, qui peut menacer de se délocaliser.
Le coût du travail augmente donc ?
Les salaires augmentent, ainsi que la part des assurances sociales des employeuses et employeurs. Par conséquent, elles et ils cherchent à accroître la productivité du travail, pour atteindre un meilleur rendement ou devoir embaucher moins de personnel. Cela est possible avec l’automatisation, l’optimalisation des processus, la réduction des services humains, etc. Sachant que les assurances sociales et l’État dépendent des prélèvements sur le travail rémunéré, la croissance est stimulée afin de créer des emplois. Le système nous emprisonne dans la dépendance à la croissance.
Au cours des années 2000, des initiatives pour une réforme fiscale écologique ont pourtant voulu limiter ces dynamiques. N’y a-t-il pas aujourd’hui une alliance gauche – verte en faveur de réformes visant à libérer l’économie de l’obligation de croître ?
La social-démocratie a une longue tradition de revendication de la croissance économique, en vue d’augmenter les salaires et d’améliorer l’équilibre social. Mais étant donné la baisse des taux de croissance, la vulnérabilité aux crises économiques et les limites écologiques, toutes les forces politiques et sociales doivent se poser cette question : la politique et la société sont-elles équipées pour faire face à une croissance faible ou nulle de notre économie ? Sinon, que devons-nous changer pour éviter des crises profondes ?
Le monde politique n’a-t-il pas encore répondu à cette question ?
Non. La réponse du Conseil fédéral à l’interpellation de Franziska Ryser intitulée « La Suisse au-delà de la croissance » – cosignée par six représentant-e-s des Vert-e-s, des Verts libéraux et du PS en juin 2022 – montre la minimisation des problèmes. Toutefois, les choses se mettent à bouger au niveau international : l’OCDE a commandé un rapport, publié en 2019 sous le titre « Au-delà de la croissance : vers une nouvelle approche économique », et l’Agence européenne pour l’environnement s’exprime également à ce sujet.
Parviendrons-nous à transformer les systèmes aussi vite que l’exigent les crises planétaires ?
Ce sera difficile, car nous avons perdu les dernières décennies. Heureusement, certaines choses ont été anticipées, voire commencées. Nous pourrons y revenir quand les crises actuelles et à venir nous obligeront à admettre que nous ne pouvons plus continuer comme avant. Les connaissances acquises ces derniers temps sont très utiles dans la crise énergétique qui nous frappe actuellement, mais celle-ci aurait fait moins mal si la transformation avait été plus audacieuse à l’époque.
Dans votre livre sur la société post-croissance*, vous plaidez pour davantage de temps, de structures et de reconnaissance des activités qui vont au-delà du travail rémunéré. Aimeriez-vous réduire ce dernier ?
Comme je l’ai dit, le travail rémunéré est un moteur politique important pour la croissance économique. Un moteur que l’on pourrait désamorcer en répartissant le travail rétribué entre davantage de personnes. À cela s’ajoute le fait qu’un fort taux d’emploi engendre une forte utilisation des ressources environnementales, et que la jeune génération voudrait avoir davantage de temps à consacrer à son entourage familial et social. Cette volonté pourrait s’expliquer par les exigences toujours plus élevées de la vie professionnelle, lesquelles découlent de la productivité croissante du travail.
Le titre de votre livre incite à être active ou actif. Quelles activités au-delà du travail rémunéré entendez-vous par là ?
Nous accomplissons toutes et tous différents types de travail : soins, subsistance, travail pour soi, bénévolat, engagements de milice, aide au voisinage, bricolage, etc. Or, le temps pour cela nous manque souvent, étant donné la prédominance du travail rémunéré. Ces autres activités sont pourtant essentielles au fonctionnement des collectivités et de notre société, elles procurent un épanouissement individuel, satisfont des besoins tels que la quête de sens et l’autonomie, donnent des qualifications ou complètent les moyens de subsistance. Elles peuvent aussi être écologiquement bénéfiques, comme le travail dans des repair cafés, dans l’agriculture solidaire, pour des associations environnementales.
Ces activités ne concernent qu’une partie de la population.
Pas une petite partie. Rien qu’en ce qui concerne le bénévolat, 41 pour cent de la population suisse de quinze ans et plus a déclaré, en 2020, avoir été bénévole au cours des quatre semaines précédentes.
Le progrès technique a simplifié les tâches domestiques, mais aujourd’hui encore, les femmes en accomplissent la plupart. Est-il concevable qu’en cas d’extension du travail non rémunéré, ces tâches soient surtout faites par des femmes ?
On peut le craindre. Pendant la pandémie, la répartition traditionnelle des rôles s’est à nouveau renforcée dans de nombreuses familles. Améliorer la répartition des tâches, même dans des conditions inhabituelles, reste donc un objectif!
Et si l’on diminue son activité rémunérée, on touche une rente plus faible pendant la retraite.
Oui, le système de prévoyance vieillesse incite à rechercher un temps de travail élevé et un bon salaire, car il est financé en premier lieu par des prélèvements sur le travail rémunéré. Ce système s’est développé progressivement, en négligeant le fait que la création de valeur économique vient non seulement du travail, mais aussi des machines et des ressources naturelles. Dès lors, tous les facteurs de production devraient contribuer à la protection sociale. Rappelons que des incitations inopportunes – comme la déduction de coordination des caisses de pensions – pénalisent le travail à temps partiel. Une autre conséquence d’un tel système est que le travail non rémunéré ne bénéficie d’aucune protection sociale.
En général, une grande partie du travail de care – notamment auprès d’enfants, de parents âgés ou d’autres proches – n’est pas rémunéré.
L’Office fédéral de la statistique le recense désormais. La prise en charge et les soins, sans les tâches domestiques et le bénévolat, correspondent en heures à environ vingt pour cent du travail rémunéré. Je ne partage pas l’exigence de rémunération, mais le travail non rémunéré devrait bénéficier d’une meilleure couverture sociale.
En donnant droit à une rente, par exemple en ce qui concerne le travail de soin ?
Oui. L’AVS prévoit des bonifications pour tâches éducatives. En Allemagne, il existe aussi des droits à une rente en cas de soins non rémunérés. Le service Aide et soins à domicile met au point des modèles qui permettent aux proches aidants d’obtenir un emploi, et ainsi de recevoir un salaire tout en bénéficiant d’une protection sociale. Étant donné l’évolution démographique et la pénurie de personnel soignant, on doit améliorer la couverture du travail dans ce domaine.
Le revenu de base inconditionnel ne serait-il pas également une piste ?
Je suis sceptique.
Pourquoi ?
Il existe de nombreux modèles différents de revenu de base inconditionnel. Pour en discuter, il faut concrétiser. Certaines attentes s’avèrent irréalisables. Je trouve intéressant de parler d’un revenu de base conditionnel.
Quelles en seraient les conditions ?
Une contribution à la société, et on peut imaginer beaucoup de choses à ce sujet. De nouveaux emplois pourraient voir le jour. La France mène une expérience où des communes reçoivent des fonds pour créer des places de travail qui leur sont utiles.
Pourquoi discute-t-on encore si peu de telles idées en Suisse ?
Parce que le taux de chômage est assez bas en comparaison avec d’autres pays et que les communes sont relativement riches. Et parce que le revenu de base inconditionnel prévaut dans le discours social.
Pensez-vous qu’il sera possible de surmonter la dépendance existentielle à la croissance de notre économie et de notre société ?
En anglais, on dit : « Change by design or by desaster ! » (« Changement par dessein ou par désastre », n.d.t.). Une croissance illimitée est impossible sur une planète limitée. Il a été prouvé maintes fois que l’on ne peut pas découpler la croissance économique de la consommation de ressources naturelles, certainement pas autant qu’il le faudrait. Bien sûr, nous n’aurions pas dû laisser passer ces dernières décennies sans rien faire et en privilégiant la croissance. En même temps, je vois de nombreuses initiatives créatives et des changements à travers la société, surtout auprès de nombreuses jeunes personnes engagées, clairvoyantes et intelligentes.