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14.09.2022 par Muriel Raemy

Assurer des emplois et des revenus durables

Travailler dans les limites planétaires ? Différentes politiques de l’emploi tentent de réconcilier activités économiques et (re)conversion écologique et sociale, tout en offrant un salaire digne. Un exemple avec le revenu de transition écologique, en cours d’expérimentation en France et en Suisse.

Article du thème Adieu à la croissance
Illustrations: Claudine Etter

Doit-on opposer raison économique et urgence écologique ? Produire moins signifie-t-il travailler moins pour gagner moins ? Non, répondent celles et ceux qui mettent déjà en application les moyens de sortir l’économie de son autoroute croissantiste, que cela passe par la revalorisation des métiers déconsidérés, un meilleur partage du temps de travail ou la reconversion écologique de certains secteurs comme l’agriculture, l’industrie, l’aéronautique, la production d’hydrocarbures, etc. 

Or, dans le marché de l’emploi actuel, de telles activités économiques ne sont pas rentables. Comment les rémunérer ? Le revenu de base inconditionnel – ou RBI, massivement rejeté par la population suisse en juin 2016 et rayé pour l’instant de l’agenda politique français – tentait une réponse. Pour Sophie Swaton, celle-ci était inadéquate : « Les personnes qui ont promu une allocation universelle la concevaient comme un droit inaliénable de s’approprier les ressources de la Terre, perçues à l’époque comme illimitées. » Elle oppose à cette idée celle du revenu de transition écologique, le RTE, qu’elle conceptualise dans un livre du même nom paru en 2018 aux éditions PUF. Pour cette économiste, philosophe et professeure à l’Université de Lausanne, le travail reste générateur de lien social et porteur de sens. « Alors pourquoi ne pas prendre acte du fait que notre société évolue désormais dans un monde aux ressources limitées et coupler l’activité au revenu ? »


Décarboner l’économie

C’est ce que fait le RTE. « Il ne s’agit pas d’une subvention, mais bel et bien d’un revenu, octroyé à la condition que l’activité professionnelle participe à la transition écologique et sociale », commence Thomas Polikar, chargé de mission chez Zoein, fondée par Sophie Swaton afin de tester le RTE sur le terrain.

Depuis deux ans environ, plusieurs expérimentations ont vu le jour en France : à Grande-Synthe, une commune jouxtant Dunkerque, tout au nord du pays ; en Haute Vallée de l’Aude, au Sud-Ouest de la France, entre Toulouse et Perpignan ; dans le Lot-et-Garonne avec TERA, un projet de (re)développement rural qui vise à créer un écosystème coopératif pour relocaliser 85 pour cent de la production vitale à ses habitant-e-s. Ces territoires ruraux font partie de la triste « diagonale du vide », cette ligne désindustrialisée et désertée qui traverse la France. Jean-Christophe Lipovac, directeur de Zoein France, parle même de zones en déclin : 31 pour cent des habitant-e-s de la commune de Grande-Synthe vivent en dessous du seuil de pauvreté et chômage touche plus de vingt-huit pour cent de la population active. « Ces territoires sont particulièrement intéressés par une transition vers une économie durable. Leur seule ressource : le capital humain ! Il est important pour eux de soutenir les personnes qui ont envie d’entreprendre ou de se reconvertir. »

Mais pas question de créer « encore plus » d’emplois. « L’objectif est de transformer, voire de révolutionner la manière dont le travail est envisagé. Non pas numérique, comme ce que nous connaissons actuellement, mais socioécologique. Nous voulons poser les conditions de base pour que le travail soit digne et respectueux des limites planétaires », reprend Thomas Polikar.  


Ça fait tilt

En plus d’un revenu, le RTE propose un accompagnement spécifique à chaque personne, qu’elle soit en réinsertion ou porteuse de projet : coaching, remise à niveau, formation à un métier en particulier ou sur les nouveaux modèles économiques, etc.

 

Pour percevoir le RTE, il est nécessaire d’adhérer à une structure démocratique, qui prend la forme ici d’une coopérative de transition écologique. « La coopérative permet d’opérationnaliser le RTE, c’est-à-dire qu’elle est la structure qui engage et emploie la personne porteuse de projets », éclaire Jean-Christophe Lipovac. La première, baptisée Tilt, a été créée à Grande-Synthe en mai 2019. En juillet de cette année, une nouvelle coopérative a été inaugurée dans la Haute-Vallée de l’Aude. Pour Thomas Polikar, conditionner le RTE à l’adhésion à une coopérative garantit une proximité avec la personne et offre une possibilité d’accompagnement égale pour tout le monde. « On se centre non seulement sur la situation monétaire de chaque personne, mais aussi sur toute sa situation de vie. » Le but : « À long terme, une société véritablement durable. »

 

La question des financements d’un tel revenu occupe l’équipe française de Zoein à plein temps. Elle cherche à fédérer la société civile, les entreprises locales, les associations, les fondations et les politiques publiques autour de ces activités si essentielles et si peu « productives ». « Leur mise en place n’est qu’une question de moyens, comme de volonté politique. Certaines mentalités doivent évoluer : nous plaidons inlassablement en faveur de ce modèle que nous proposons, c’est-à-dire une troisième voie entre le tout État et le tout marché », conclut Jean-Christophe Lipovac.


En Suisse aussi

Plus d’une vingtaine de projets sont actuellement financés par le RTE sur sol français. À quinze kilomètres de Paris, dans une région appelée le triangle de Gonesse, un collectif réfléchit à la manière de préserver les espaces de production agricole et de recréer une ceinture alimentaire autour de la capitale. Il envisage le RTE, tout comme à Saint-Nazaire (Bretagne), où un réseau se met en place pour agir localement sur la création d’emplois.

En Suisse romande, le décollage de ce nouvel outil est suivi avec attention, tout spécialement du côté des actrices et acteurs de la réinsertion sociale. À Genève et à Meyrin, des groupes de travail se rencontrent depuis une année. Le canton du Jura s’y intéresse, mais c’est dans le canton de Vaud que le projet est le plus avancé. Un plan climat adopté par le Grand Conseil en 2020 prévoit l’insertion de bénéficiaires des prestations sociales dans des secteurs d’activités respectueux du climat. Dans cette optique, l’entraide protestante suisse (EPER) et Zoein ont annoncé, fin mai, le lancement début 2023 d’un projet pilote de RTE dans le canton de Vaud en collaboration avec les autorités cantonales.

Plusieurs mesures de réinsertion professionnelle visant à réduire l’empreinte écologique – par exemple des stages et des formations dans des institutions, entreprises ou coopératives vertes existantes – y étaient déjà testées. « Un RTE permettrait, d’une part, d’affermir le tournant écologique pris par ces mesures et d’insérer efficacement des personnes, actuellement à l’aide sociale, dans un emploi lié à la durabilité. Et, d’autre part, d’appuyer celles et ceux qui initient des projets entrepreneuriaux dans la transition écologique et reçoivent aujourd’hui peu de soutien des autorités publiques », explique Céline Lafourcade, responsable du projet RTE pour l’EPER.

 

« Nous sommes en train d’identifier les possibilités de développer de nouvelles activités dans différents domaines tels que l’alimentation durable, l’économie circulaire, les énergies renouvelables, l’habitat, les transports ou la préservation de la biodiversité. » Un financement mixte public et privé est à l’étude, à l’image des essais sur sol français. Céline Lafourcade précise encore l’objectif du projet pilote : « Il s’agit pour nous de commencer avec un nombre restreint de personnes et, dans un deuxième temps, nous pourrons imaginer élargir le champ des bénéficiaires, en restant toujours dans un idéal d’économie sociale et solidaire. » La croissance aura là peut-être du bon, finalement.
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