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16.06.2021 par Esther Banz

«Nous sommes une espèce utile! »

Monika Litscher dirige l’association Mobilité piétonne Suisse. Son objectif: que l’humain puisse vivre au cœur de l’espace public.

Article du thème Sans voiture
Photo: màd
moneta: Monika Litscher, alors qu’il existe un lobby pour tous les moyens de transport, la mobilité piétonne et ses intérêts n’ont qu’une toute petite voix dans les débats publics. Pourquoi? 
Monika Litscher C’est vrai et c’est paradoxal, car nous sommes toutes et tous piétonnes et piétons, sans exception. La marche est le moyen le plus naturel de se déplacer. Les trajets que l’on fait pour rejoindre sa voiture ou son vélo, une terrasse ou un arrêt de bus sont également des itinéraires piétonniers. 
Alors pourquoi si peu de considération pour les piétonnes et piétons? 
Une raison importante est que peu de gens se considèrent en premier comme tels, et la marche est un moyen de transport tellement naturel. Beaucoup de gens pensent: pourquoi se battre pour quelque chose d’aussi évident? Pourtant, ça ne l’est pas. 
Que voulez-vous dire?
Franchement, ces cent dernières années, l’État s’est bien peu préoccupé de rendre nos rues conviviales pour les gens qui s’y déplacent à pied. Autre point important: comme il n’existe pas de produits liés à la mobilité piétonne, aucune industrie ne veut en faire un marché. 
Il n’y a donc rien à gagner à se déplacer à pied? 
Oh que si! J’y vois d’ailleurs un autre paradoxe: chaque mètre que nous parcourons à pied génère une valeur publique, un avantage social et économique. Les bénéfices pour la santé de la marche à elle seule ont atteint 907 millions de francs en 2017. On devrait rémunérer pour cela toutes les personnes qui vont à pied. En outre, en marchant, nous n’occasionnons presque aucun coût. En bref: nous, piétonnes et piétons, sommes pour ainsi dire une espèce utile!
Comment puis-je créer une valeur monétaire juste en marchant? 
Tout simplement parce que la densité de portefeuilles est bien plus élevée dans les zones piétonnes que dans un centre-ville plein de voitures. Des enquêtes réalisées dans de nombreuses villes ont montré que les personnes qui vont à pied apportent davantage de profit que celles qui conduisent. 
Mobilité piétonne Suisse conseille les pouvoirs publics sur des questions de planification du trafic piétonnier.  À quoi ressemble un environnement favorable à ce type de mobilité? 
Le réseau pour se déplacer doit être aussi dense, agréable, direct, exempt d’obstacles et sûr que possible. Voilà ce qui rend un trajet à pied attrayant. Mais cela exige de bonnes bases de planification, alors que depuis un siècle, tout a été pensé pour l’automobile et autour d’elle. Notre approche consiste à prévoir pour les gens, pas pour des machines. 
Vous aimeriez donc restituer l’espace aux piétonnes et piétons? 
Oui, ainsi qu’on le vivra cet été par exemple dans plusieurs quartiers de Zurich, où des rues seront temporairement fermées à la circulation motorisée. Avec nos projets, nous essayons d’impliquer la population locale en lui disant: la rue est votre espace, à vous de vous la réapproprier, d’y mettre un banc, d’y jouer! Il est intéressant de constater que de nombreuses personnes doivent surmonter leurs inhibitions. Une telle réappropriation est contraire à notre éducation, car depuis notre plus tendre enfance, on nous impose de faire attention sur la route. Les gens qui se déplacent à pied ont toujours été considérés comme le maillon faible de la circulation et traités comme tels. Pourtant, une personne qui marche n’est vulnérable, peu sûre et faible qu’en raison du contexte.
À quoi ressemblerait la ville parfaite pour la mobilité piétonne? 
Elle donnerait la priorité aux humains et leur serait accueillante. On y verrait beaucoup plus de personnes à pied qu’en voiture. La marche est bien davantage qu’un bête trajet d’un point A à un point B: elle a une qualité intrinsèque, car elle fait du bien à plusieurs égards et permet d’entrer en contact avec autrui. Pour l’environnement aussi, cette forme de mobilité présente uniquement des avantages. On ne prend la place de personne et on ne met personne en danger. La marche est l’expression d’une attitude fondamentale différente: le rejet d’une locomotion purement axée sur l’efficacité. Elle va au-delà de la simple mobilité. 
Comment y parvenir? 
Tout d’abord, nous devons comprendre et admettre que les rues sont des espaces publics, donc des espaces de vie. 

À propos de Monika Litscher

Monika Litscher dirige depuis 2019 le bureau de l’association Mobilité piétonne Suisse. Cette spécialiste en sciences de la culture, ethnologue et urbaniste aimerait que les nombreux avantages de la marche à pied soient mieux reconnus. Elle a auparavant mené, dans différentes hautes écoles et universités, des travaux de recherche et contractuels en matière de culture urbaine et d’espaces publics. Elle vit à Zurich.
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