1313
16.06.2021 par Katharina Wehrli

À la reconquête de l’espace public

À Paris, Gand et Barcelone, les autorités poursuivent d’ambitieux projets visant à se libérer au moins partiellement du trafic automobile. Comment s’y prennent-elles?

Article du thème Sans voiture
À l’avenir, la place laissée aux voitures diminuera de moitié sur les Champs-Élysées, qui comptent aujourd’hui huit voies de circulation. L’espace libéré sera végétalisé et réaménagé. Visualisation : PCA-Stream

Les Champs-Élysées de Paris deviendront un «jardin extraordinaire» : voilà ce qu’a promis la mairesse Anne Hidalgo. Elle a donné en janvier son feu vert à la transformation de cette avenue de deux kilomètres de long et annoncé le déblocage de 250 millions d’euros pour le projet. Celui-ci émane d’un comité réunissant des personnes issues des affaires et de la politique locales. Elles aimeraient réduire de moitié l’espace actuellement consacré aux voitures sur cette artère à huit voies et convertir la surface libérée en zones piétonnes vertes.

Le soutien d’Anne Hidalgo à la mue des Champs-Élysées s’inscrit dans la continuité de sa gouvernance : première femme élue à la mairie de Paris en 2014, elle a toujours poursuivi l’objectif de rendre sa ville plus verte et plus vivable. En guerre contre les particules fines et le CO2, elle a bouté hors de Lutèce les voitures, bus et camions les plus polluants, promulgué l’interdiction des véhicules diesel à partir de 2024 et celle des moteurs à combustion interne dès 2030, misé sur les bus électriques et étendu le réseau de pistes cyclables à mille kilomètres lors de son premier mandat. Elle a aussi fait planter vingt mille arbres.

Vision de la « ville du quart d’heure »

Le programme d’Anne Hidalgo prévoit en outre de libérer plusieurs rues de la circulation et de les transformer en zones piétonnes. Comme l’ancienne voie express Georges-Pompidou, qui longe la Seine et a été fermée au trafic motorisé en 2016. Là où vrombissaient jadis 43 000 véhicules par jour, on trouve désormais une promenade avec bars, boutiques, stations de location de vélos et équipements sportifs. Près de deux millions de personnes par an s’y pressaient avant la pandémie. La fermeture au trafic ne s’est pas faite sans heurts, notamment du côté du lobby automobile et d’élu-e-s des banlieues. La mairesse a été fortement décriée.

Mais elle n’a pas baissé les bras. Fidèle à son cap écologique, Anne Hidalgo a fait de sa vision verte le thème de campagne de son second mandat : selon son slogan, Paris devrait devenir, à long terme, une «ville du quart d’heure». Autrement dit, tout ce qui est essentiel à la vie – marchandises, soins médicaux, école, travail, loisirs, sport et culture – devrait être atteignable en moins de quinze minutes, si possible à vélo. De quoi rendre la conduite automobile superflue. Mais Paris est encore loin de cet objectif. Le marché du logement y est extrêmement tendu. Pour de nombreuses personnes, les loyers sont inabordables au centre-ville et l’on travaille souvent à bonne distance de son domicile. Sans oublier que l’expansion des transports publics n’a pas suivi le rythme de croissance des banlieues ces dernières décennies. La ville souffre par conséquent d’un trafic pendulaire intense et de ses effets secondaires, parmi lesquels le bruit, la pollution de l’air et les accidents de la route. Jusqu’à récemment, circuler dans Paris à vélo relevait du masochisme.

La rue de Rivoli, bientôt voie cyclable rapide

Anne Hidalgo a été réélue en juin 2020 pour un deuxième mandat de six ans. Cette victoire électorale renforce sa détermination à concrétiser sa vision. Elle prévoit ainsi d’étendre le réseau cyclable à 1 400 kilomètres au total. Pendant la pandémie, la municipalité a vite réagi aux nouveaux besoins de mobilité, consacrant des voies de circulation et des rues entières aux cyclistes. L’exemple le plus marquant est la rue de Rivoli, axe routier majeur reliant les places de la Bastille et de la Concorde en passant par le Louvre : fermée aux automobiles depuis mai 2020, elle est devenue une voie rapide pour vélos. L’automne dernier, Mme Hidalgo a annoncé la pérennisation, pour la mobilité active (à pied et à vélo), d’une cinquantaine de kilomètres de ces pistes cyclables improvisées au début de la pandémie de coronavirus.

Le programme de son second mandat inclut en outre la suppression de quelque 60 000 places de stationnement, des investissements dans les transports publics (200 kilomètres de nouvelles lignes de métro à construire d’ici 2030 pour environ 38,5 milliards d’euros) et un réaménagement du périphérique, très encombré. La mairesse veut y abaisser la vitesse maximale et réorganiser les trois voies qui desservent chaque direction : les voitures individuelles en utiliseront une seule, la deuxième sera réservée aux bus et au covoiturage, et la troisième réunira pistes cyclables, trottoirs et espaces verts.

Un écrin de verdure pour la tour Eiffel

Dans la mesure où il ne devrait plus être nécessaire, à long terme, de se déplacer entre son domicile et son lieu de travail, Anne Hidalgo s’attaque aussi à la surchauffe du marché résidentiel. Elle a instauré ces dernières années un système de contrôle des loyers, créant 40 000 logements sociaux, auxquels devraient s’ajouter 10 000 autres. Elle veut également fonder une société immobilière afin de remettre quelque 30 000 appartements touristiques sur le marché de la location.

L’écologisation de la ville demeure un enjeu majeur : pendant sa campagne électorale, Anne Hidalgo a promis de planter 170 000 nouveaux arbres au cours de son deuxième mandat. Il est prévu de réaliser quatre grandes forêts urbaines et de nombreux espaces verts plus petits, répartis dans la ville. Les alentours de la tour Eiffel et de la place de la Concorde devraient être réaménagés et végétalisés d’ici les Jeux olympiques d’été de 2024. On ignore encore combien de temps prendra la mue des Champs-Élysées, mais il y a de bonnes chances pour que l’avenue la plus célèbre de Paris ressemble un jour au paradis qu’évoque son nom.

Voici ce à quoi pourrait ressembler la place de la Concorde à partir de 2024. Il faudra quelques années de plus pour transformer les Champs-Élysées, entre la place de la Concorde et l’Arc de Triomphe. Visualisation : PCA-Stream

Le centre de Gand dit adieu au trafic de transit

Avec 260 000 âmes, Gand est la deuxième plus grande ville de Belgique. Réputée progressiste et écologiste, cette pittoresque cité médiévale a, depuis des dizaines d’années, un problème persistant d’embouteillages et de pollution de l’air. Voilà quelque temps que, la municipalité – au sein de laquelle les Vert-e-s sont majoritaires – s’emploie à réduire le trafic automobile au centre. Forte d’un concept de mobilité innovant, la ville veut inciter sa population et ses touristes à se déplacer avant tout en transports publics, à vélo ou à pied. Faire passer le trafic de transit du centre-ville au périphérique, tel est le cœur du «circulatieplan» (plan de circulation).

En vigueur depuis avril 2017, le plan divise le centre en six zones. Qui souhaite aller de l’une à l’autre en voiture est invité à emprunter le périphérique urbain. La municipalité a adopté des mesures fermes sur plusieurs points névralgiques : trois routes de transit jadis très fréquentées sont désormais réservées au personnel médical, aux bus et aux taxis. Les autres automobilistes risquent une amende. En outre, plusieurs rues sont devenues des sens unique et la zone piétonne du centre-ville s’est étendue. La ville subventionne des offres de covoiturage, développe l’infrastructure cyclable et améliore sa connexion au réseau ferroviaire : la plus grande station de vélos d’Europe, d’une capacité de 17 000 cycles, verra bientôt le jour à la gare centrale de Gand, qui – contrairement à ce que suggère son nom – se trouve à l’écart du centre.

Du courage pour des mesures au départ impopulaires

Malgré une forte levée de boucliers de l’opposition conservatrice, la population a majoritairement approuvé le nouveau régime de circulation. Et ça fonctionne : la mobilité se reporte petit à petit de la voiture au vélo et aux transports publics. L’air est de meilleure qualité, l’ambiance est plus détendue au centre-ville. Là où les autos roulaient pare-chocs contre pare-chocs, on croise désormais promeneuses et flâneurs.

Gand a fait un pas de plus dans la lutte contre la pollution de l’air et le dérèglement climatique, début 2020, en déclarant le centre-ville «zone de basses émissions» : les voitures les plus polluantes n’y ont plus qu’un accès limité, en partie payant. Des allègements financiers sont prévus pour les personnes à faible revenu qui doivent aller au centre. Les autorités ont déjà annoncé comment les restrictions d’accès seront renforcées au cours des années à venir.

À l’hebdomadaire allemand «Die Zeit» qui lui demandait quel a été l’élément décisif dans la mise en œuvre du «circulatieplan», Filip Watteeuw, conseiller municipal chargé des transports, a répondu : le courage de prendre des mesures d’abord impopulaires. «Ce plan améliorera la qualité de vie. Les gens veulent un environnement sain !»

Ce courage fait des émules : début 2020, la municipalité de la ville de Birmingham, a présenté un «Transport Plan» destiné à transformer en profondeur la mobilité de la deuxième plus grande ville du Royaume-Uni et à libérer en grande partie son centre des automobiles, à l’exemple de Gand.

Paris, Gand et Birmingham ne sont pas les seules villes désireuses de rendre les transports plus respectueux de l’environnement. De nombreuses autres cités européennes ont pris le tournant : Copenhague soutient le trafic cycliste depuis des années, avec succès et cohérence ; Oslo est numéro un mondial de la mobilité électrique et de vastes parties de son centre sont désormais sans voiture ; Sadiq Khan, le maire de Londres, poursuit aussi la vision d’un centre-ville sans voiture. Et ce ne sont là que trois des exemples les plus marquants. Mais c’est assurément Barcelone qui a adopté le concept de mobilité le plus radical.

Les « Superblocks » de Barcelone

La capitale de la Catalogne étouffe dans un énorme volume de trafic ainsi que dans la pollution sonore et atmosphérique qui en découle. Barcelone dépasse régulièrement les valeurs limites d’émissions polluantes valables en Europe. Elle compte également très peu d’espaces verts : seulement 6,6 m2 par personne en moyenne, et même moins de 2 m2 dans les quartiers du centre-ville (à titre de comparaison, les chiffres sont de 26 m2 pour Lausanne et Genève, et de 131 m2 pour Berne). Barcelone souffre donc fortement d’un effet d’îlot de chaleur : il fait en général quelque 3 degrés de plus en ville que dans la campagne environnante, voire jusqu’à 8 degrés.

Inutile de s’attaquer à ces problèmes sans repenser tout le trafic automobile. Lorsqu’une coalition de partis verts et de gauche a remporté à la surprise générale les élections municipales en mai 2015, l’ancienne activiste du logement Ada Colau s’est retrouvée à la tête de la mairie de Barcelone. Elle a rapidement mis en place une jeune équipe politique et urbaniste soucieuse de l’environnement, qui a affiché son ambition de reprendre de l’espace public à la circulation automobile, sous le slogan «Omplim de vida els carres !» («redonnons vie aux rues !»).

Au cœur du nouveau plan de mobilité, on trouve les «Superblocks», ou «Superilles» comme on les appelle en catalan : ils se composent de blocs de trois immeubles sur trois. Les voitures circulent autour, c’est-à-dire dans une rue sur trois. Seuls les personnes résidentes et les véhicules de livraison peuvent entrer dans un Superblock, en sens unique et à vitesse fortement réduite, car piétonnes et piétons ont la priorité. La chaussée ne comporte qu’une voie et l’espace routier restant est aménagé avec de nouvelles places de jeux, des sièges, des tables de pique-nique, des plantes en pot, etc.

Un Superblock englobe généralement trois bâtiments sur trois, et l’essentiel du trafic est dirigé vers l’extérieur. Visualisation : Ajuntament de Barcelona

La municipalité a concrétisé le premier Superblock dans le quartier de Poblenou en 2017, à la surprise de ses habitantes et habitants, qui se sont un jour réveillé-e-s avec un nouveau concept de circulation précédé de peu d’informations. Beaucoup ont protesté contre le système, des commerces ont craint pour leur survie. Or, il s’est rapidement avéré que non seulement ces derniers n’avaient pas disparu, mais que l’infrastructure locale de petits magasins s’était même renforcée, puisque davantage de gens faisaient désormais leurs commissions à pied. Barcelone compte maintenant six Superblocks, où habitent quelque 6 000 personnes en tout. Onze autres sont en phase de planification et la municipalité reçoit des pétitions de citoyennes et citoyens de toute la ville, qui aimeraient aussi vivre dans un Superblock.

Première métropole (presque) sans voiture au monde ?

L’objectif audacieux de Barcelone est de réunir un jour 500 «Superilles». La ville entière serait alors divisée en Superblocks reliés par des corridors verts pour la circulation piétonne et cycliste. Plus de 60 pour cent des rues actuellement utilisées par les voitures seraient libérées pour différents usages, et 70 pour cent du 1,6 million d’habitant-e-s de la ville résideraient dans des Superblocks.

Dans les Superblocks presque sans voitures, il y a de la place pour des plantes, des bancs, etc. Photo : RMIT University

Mais où iront les voitures ? La circulation se déplacera-t-elle simplement vers les rues hors des Super-blocs, faisant peser sur leur population un fardeau encore plus lourd en matière d’embouteillages, de nuisances sonores et de pollution atmosphérique ? Les analyses des données relatives à la circulation avant et après la création des «Superilles» révèlent que le trafic automobile est resté identique dans certaines rues autour des blocs, mais qu’il a augmenté jusqu’au double dans d’autres. Pour y remédier, la municipalité mise sur des mesures d’accompagnement visant à réduire globalement le trafic automobile. Elle développe les infrastructures pour la circulation piétonne et cycliste, elle améliore les transports publics. Elle a surtout besoin de meilleures liaisons ferroviaires avec la périphérie, car un tiers du trafic individuel provient de la banlieue.

Si Barcelone parvient à mettre pleinement en œuvre son concept de mobilité et à aménager 500 Superblocks (une tâche qui occupera certainement plusieurs équipes dirigeantes, voire plusieurs générations), l’utilisation privée de la voiture pourrait passer de 1,19 million actuellement à 230 000 trajets par semaine, selon une étude récente. Barcelone deviendrait ainsi la première métropole post-voitures du monde, où la plupart des rues ne leur sont pas destinées et où la plupart des gens n’en possèdent pas.

Pontevedra, paradis piétonnier

Pontevedra, ancienne cité de pèlerinage d’environ 80 000 âmes située sur la rude côte atlantique au nord-ouest de l’Espagne, est depuis 1999 «ville sans voiture», selon sa devise officielle. Seuls ses résidentes et résidents, les véhicules de livraison et les bus peuvent circuler au centre, à 30 km/h au maximum. Toute autre personne doit laisser sa voiture sur l’une des routes de transit en périphérie. Près de 15 000 places de stationnement sont aménagées à cet effet. On peut se rendre au centre avec de petits bus ou à pied : les visiteuses et visiteurs reçoivent une carte qui, avec ses lignes de couleur, ressemble à un plan de transports publics, mais indique la durée des trajets piétonniers. Tous les feux de signalisation ont disparu et aucune distinction n’est faite entre trottoirs, pistes cyclables et voies utilisables par les voitures. Les règles de circulation sont très simples : les piétonnes et piétons ont toujours la priorité. Les cyclistes viennent en deuxième position, puis les véhicules motorisés. Et ça fonctionne ! Si bien, apparemment, que la jeune génération – qui ne connaît pas Pontevedra autrement – ne veut jamais voir sa ville envahie de voitures.

Imprimer l'article
Articles liés

Repenser la ville, en pensant au climat

La Ville de Lausanne a élaboré un plan climat ambitieux: interdiction des voitures à moteur thermique et réduction de la moitié du trafic individuel motorisé d’ici à 2030. En a-t-elle vraiment les moyens? La Municipalité affiche une volonté inébranlable, mais les défis sont colossaux.
16.06.2021 par Muriel Raemy

«Nous sommes une espèce utile! »

Monika Litscher dirige l’association Mobilité piétonne Suisse. Son objectif: que l’humain puisse vivre au cœur de l’espace public.
16.06.2021 par Esther Banz