Fils d’immigrants allemands, John Haberle était graveur de métier et travaillait comme assistant d’un paléontologue à New Haven, dans le Connecticut. Il observait de loin la façon dont des financiers, riches comme Crésus, inondaient le marché de l’art de dollars et propulsaient de vieux tableaux vers des prix records. En 1901, le banquier J. P. Morgan déboursait 400 000 dollars pour le «Retable Colonna» (aussi appelé «Vierge à l’Enfant trônant avec saints»), un tableau de Raphaël représentant la Vierge Marie. En 1911, l’entrepreneur étasunien de transports Peter Widener achetait «Le moulin» de Rembrandt et «La petite Madone Cowper» de Raphaël pour un demi-million chacun. Et en 1913, la collectionneuse d’art new-yorkaise Arabella Huntington a même lâché 650 000 dollars pour le portrait de Gaspar de Guzmán de Velázquez, qu’elle a offert à la Hispanic Society of America. Ce montant équivaut à environ 17 millions de dollars actuels (à peu près autant en francs suisses). Vers 1900, le salaire annuel moyen d’un enseignant tournait autour de 400 dollars et celui d’une blanchisseuse avoisinait les 200 dollars.
Quelqu’un comme John Haberle, qui ne pouvait pas vivre de sa peinture, avait sans doute de bonnes raisons de pressentir que l’art n’est que de l’argent, donc une illusion. «Quand deux banquiers se rencontrent, ils parlent d’art, et quand deux artistes se rencontrent, ils parlent d’argent»: difficile de dire si ce bon mot circulait déjà à l’époque de John Haberle, mais il l’aurait certainement amusé.