Gabriela Löffel a rencontré les mêmes difficultés à approcher les ports francs d’art. Pour sa plus récente installation vidéo, « Inside », cette artiste qui vit entre Genève et Berne s’est intéressée de près au confinement (volontaire) des ports francs d’art et à leur fonction d’entrepôts pour œuvres d’art. Dans ses travaux multicouches, Gabriela Löffel investigue sur des lieux et situations alliant l’argent, le pouvoir et l’austérité. Les structures de pouvoir patriarcales, la guerre, les armes ou les tribunaux ne lui font pas peur. Du coup, on pourrait se dire que les ports francs représentent un sujet plutôt inoffensif pour elle, mais soyons réalistes : ils sont devenus bien plus que les zones de transit anodines qu’ils furent à leurs débuts. Ils servent désormais et en outre à blanchir de l’argent. Mis à l’abri en toute discrétion et sécurité sous la forme d’œuvres d’art et autres objets, cet argent peut tout aussi bien provenir de la fraude fiscale que de régimes autoritaires ou du terrorisme.
Le sujet intéresse Gabriela Löffel depuis longtemps, car les PFEG – qui appartiennent à 87 pour cent au canton de Genève – sont les plus anciens et plus grands dépôts en franchise de douane dans leur genre. Ils font régulièrement la Une des médias, ne serait-ce qu’au rythme des affaires impliquant Yves Bouvier, actionnaire et principal utilisateur des PFEG. Invitée par Pro Helvetia, Gabriela Löffel a passé quelque temps en résidence artistique à Shanghai, alors qu’un port franc d’art y était en construction.
Gabriela Löffel pose maintenant son regard sur les bâtiments imposants et spacieux des Ports francs de Genève, dont toutes les entrées sont gardées, à une exception près : dans une aile située hors de la zone en franchise de droits, le Fonds d’art contemporain de la Ville de Genève a loué des espaces pour y entreposer ses propres acquisitions.
Une grande partie du travail critique de Gabriela Löffel consacré aux ports francs se trouve d’ailleurs ici, puisque la ville a acheté « Inside ». Cependant, le Fonds d’art contemporain précise n’avoir rien à voir avec le modèle commercial des ports francs et ne souhaite en aucun cas être associé au nom d’Yves Bouvier. Tous deux ont une réputation sulfureuse qui ne doit rien au hasard, car les entrepôts en franchise de douane tels qu’ils fonctionnent aujourd’hui – et tout particulièrement les Ports francs de Genève – reposent sur un modèle d’affaires imaginé par Yves Bouvier. Ils proposent des prestations de pointe pour l’entreposage et le changement de propriétaire d’œuvres d’art coûteuses.
L’entrevue avec le directeur des PFEG ayant été ajournée, nous avons envoyé des questions par écrit et avons fini par recevoir des réponses d’Anne-Claire Bisch, qui reprendra officiellement la direction des PFEG le 1er novembre 2020. Nous avons demandé entre autres des détails sur « Mipsa-Nord », le nouveau bâtiment de dépôt ouvert en 2014 exclusivement pour l’art et le vin, offrant des conditions idéales en matière de stockage et la sécurité. Mme Bisch justifie ainsi la construction : « nos bâtiments existants étaient pleins et le marché en avait besoin ». Combien d’œuvres d’art abrite « Mipsa Nord » et pour quelle valeur, comment sont contrôlées les œuvres qui entrent et sortent : la future directrice s’abstient de répondre à ces questions, ou alors elle reste dans le vague « pour des raisons de confidentialité et de sécurité ». Mais quand on lui demande s’il y a des espaces où exposer des œuvres d’art, elle écrit : « Nous avons un certain nombre de salles de visite spécialisées, accessibles à la clientèle dans le cadre de nos conditions et de nos mesures de sécurité. »
« Mipsa Nord » était un projet d’Yves Bouvier. Le marchand d’art a fait construire des ports francs similaires à Singapour et au Luxembourg, et d’autres étaient prévus par exemple à Dubaï et à Malte. Pour celui de Singapour, comme on peut le lire dans « The New Yorker », le parlement du petit État asiatique a dû modifier spécifiquement sa législation. Selon le magazine étasunien, l’idée de base de M. Bouvier était de développer les ports francs en tant que plaques tournantes sur le marché international de l’art, estimé à quelque 60 milliards de dollars. Ils étaient destinés à devenir « des lieux pour les spécialistes de la science, de la restauration, de l’assurance, du financement, du conseil et du négoce de l’art. » Dans l’idée d’Yves Bouvier, les ultra-riches devaient se sentir à l’aise en ces lieux.
Dans son exploration artistique consacrée au sujet, Gabriela Löffel ne s’est pas intéressée au personnage d’Yves Bouvier, mais seulement aux systèmes d’investissement mondialisés. Pour son installation vidéo, elle a demandé à des spécialistes d’expliciter des termes comme « zone de transit », « investissement » ou « territoire ». Parmi eux, Sébastien Guex, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Lausanne, précise : « Jusqu’à il y a trente ou quarante ans, les ports francs étaient des zones de transit, mais ce n’est plus le cas. Ils sont devenus des lieux de stockage. » Aujourd’hui, ajoute-t-il, les marchandises de luxe y sont entreposées « en raison de l’opacité, de l’absence de taxes et de la sécurité offerte. » Les ports francs se muent de plus en plus en musées privés, « mais que seule la très haute société peut fréquenter, bien sûr. Des musées spéciaux, dans le sens où leur but n’est pas de montrer les biens culturels ou les marchandises à la majorité, mais uniquement à l’élite qui pourrait avoir les moyens de les acquérir. »
Marc-André Renold, avocat, professeur de droit de l’art et des biens culturels à l’Université de Genève, commente également (ici en version abrégée) les termes énumérés plus haut : « La Suisse a essuyé des critiques pour son rôle dans le commerce de l’art. Je pense que nous avons fait des progrès, mais il est aujourd’hui difficile de savoir ce que contient le port franc et ce qui s’y trouve depuis longtemps [...], peut-être depuis la seconde guerre mondiale, voire avant. »
Ces derniers temps, nombreuses sont les personnes issues du monde juridique ou politique à s’être penchées sur le modèle commercial des ports francs. Les affaires où apparaît le nom d’Yves Bouvier en sont une des raisons. Le marchand se serait présenté en qualité d’acheteur d’art à un milliardaire russe, alors que celui-ci l’accuse d’avoir agi en tant qu’intermédiaire et de s’être démesurément enrichi à ses dépens. Autre motif de l’intérêt suscité par les ports francs : les « Panama Papers », qui ont révélé qu’un tableau du peintre italien Amedeo Modigliani, présumé volé par les nazis, était entreposé aux ports francs de Genève. Mais surtout, la réglementation accrue des banques nécessite de trouver de nouveaux débouchés pour planquer l’argent sale, et l’art en est un, tout comme l’immobilier.
Les biens artistiques et culturels seraient souvent détenus au travers de montage extraterritoriaux (sociétés offshore ou fictives) « et la question de l’ayant droit économique ne se pose alors soit pas du tout, soit pas assez systématiquement » : voilà ce qu’écrivait en 2018 dans la revue « Art Suisse » Monika Roth, jusqu’à récemment professeure de conformité et de droit des marchés financiers à la Haute école universitaire de Lucerne. Elle y déplorait en outre le fait que les actrices et acteurs du marché de l’art – responsables de foires, de galeries et de sociétés de vente aux enchères, mais aussi sponsors – restent trop laxistes vis-à-vis du marché de l’art haut de gamme, contribuant ainsi à empêcher « la transparence essentielle pour lutter contre les comportements délictueux ». Elle demande au monde politique de s’occuper enfin du marché de l’art.
Un vœu exaucé depuis lors, du moins par l’UE : plusieurs enquêtes ont porté sur la manière dont les ports francs (appelés « freeports » ailleurs dans le monde) soutiennent des activités illégales. Un récent rapport du Parlement européen sur la criminalité financière ainsi que la fraude et l’évasion fiscales affirme que : « Les ports francs [...] ressemblent à des centres financiers offshore. Ils offrent à la fois une sécurité et une discrétion élevées et permettent d’effectuer des transactions sans attirer l’attention des régulateurs et des autorités fiscales directes. [...] Le haut niveau des transactions monétaires, la méconnaissance des valeurs par les organismes de contrôle et la nature portable de l’art lui-même contribuent à faire du marché de l’art un instrument approprié pour les activités illégales. »
En 2019, le Parlement européen a voté pour supprimer progressivement le modèle commercial des ports francs dans l’UE, et cela très rapidement. Début 2020 déjà, dans le cadre de la lutte contre le blanchiment d’argent, l’UE réglementait le marché de l’art dans une mesure jusqu’alors impensable. Par exemple, les galeristes et autres marchandes ou marchands d’art doivent vérifier l’identité de l’acheteuse ou de l’acheteur pour toute transaction supérieure à dix mille euros, avec le devoir de signaler tout soupçon.
Et la Suisse ? Dans notre pays aussi, les autorités sont conscientes des risques de blanchiment d’argent dans le négoce des œuvres d’art. En 2015, le Groupe interdépartemental de coordination sur la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (GCBF) affirmait, dans un rapport, que tout n’allait pas pour le mieux dans le florissant commerce de l’art. Ce marché favoriserait le blanchiment d’argent et la fraude fiscale, entre autres par sa culture de la discrétion et de l’opacité, par la difficulté à déterminer la valeur des objets, par les sommes considérables en jeu et par le secret qui entoure les échanges. Le rapport poursuit en précisant que « les partenaires de transaction peuvent être anonymes, virtuels » et que « la vente aux enchères est facilement manipulable ». Le GCBF donne encore des exemples de techniques de blanchiment d’argent. On apprend ainsi que le marché peut établir de fausses factures pour des achats fictifs d’œuvres d’art ou simuler des enchères. Fort de ces constatations, le GCBF s’étonne ouvertement : « Alors que les principaux domaines d’activité économique et financière ont fait l’objet de réglementation et de restrictions sévères dans le but d’éviter le blanchiment d’argent sale, le domaine du marché de l’art est demeuré curieusement ignoré par les auteurs des législations, également en Suisse. »
Le Conseil fédéral a adopté en 2015 une stratégie concernant les dépôts francs sous douane et les entrepôts douaniers ouverts. Organe suprême de surveillance financière de la Confédération suisse, le Contrôle fédéral des finances (CDF) a souligné l’urgence d’une telle stratégie. Les spécialistes du CDF ont passé sous la loupe les domaines d’exemption douanière et identifié des possibilités d’abus en ce qui concerne les biens culturels, le matériel de guerre, les produits thérapeutiques ou les diamants bruts. Le Département fédéral des finances a reconnu que si les ports francs du pays restaient des boîtes noires pouvant servir à des fins criminelles, la Suisse subirait rapidement une très forte pression internationale. L’ordonnance sur les douanes a été renforcée dès 2016. Depuis lors et entre autres, les marchandises qualifiées de « sensibles » entreposées dans des ports francs sont soumises à inventaire. Y compris les œuvres d’art. Et à l’entrée de nouvelles marchandises, obligation est faite de donner le nom de leur propriétaire.
Questionnée par moneta, l’Administration fédérale des douanes (AFD) considère comme « tout à fait transparents » l’entreposage et la propriété des marchandises sensibles dans les ports francs, ce qui vaudrait aussi pour toutes les œuvres d’art qui y dorment. Mais l’autorité douanière peut-elle simplement être à la hauteur de sa mission ? A-t-elle assez de ressources pour repérer l’arrivée de nouvelles marchandises problématiques ou remettre la main sur des œuvres d’art spoliées, puis entreposées depuis des lustres dans ce monde clos ? À cette question, l’AFD répond qu’elle n’effectue pas de vérification systématique, mais que les « contrôles aléatoires et fondés sur le risque » menés actuellement avec les ressources à disposition seraient « ciblés ».
Des voix critiques assurent qu’au contraire, ses ressources disponibles seraient insuffisantes et qu’il lui manquerait le savoir-faire et l’intérêt pour lutter efficacement contre le blanchiment d’argent dans le commerce de l’art ou retrouver des œuvres spoliées. Comme l’écrivait Monika Roth en 2018 : « Les autorités douanières ne s’occupent pas des montages complexes, raison pour laquelle les ports francs peuvent encore facilement servir à dissimuler des œuvres d’art et biens culturels acquis illégalement. »
Un problème supplémentaire est la portée de notre loi sur le blanchiment d’argent, bien trop étroite selon Martin Hilti, directeur de Transparency International Suisse : « Dans notre pays, la législation se limite encore principalement aux intermédiaires financiers, c’est-à-dire les acteurs avec un accès direct aux fonds de la clientèle. » Autrement dit, si les banques ont désormais l’obligation de vérifier que l’origine des fonds est licite, aucun devoir de diligence ou de déclaration ne s’impose à l’ensemble des spécialistes qu’implique l’achat d’une œuvre, par exemple les marchand-e-s d’art ou les avocat-e-s. À moins de recevoir plus de cent mille francs en espèces, ce qui reste très rare et n’a donné lieu à aucun signalement de transaction suspecte aux autorités. Martin Hilti s’en agace : « Les lacunes de la loi s’étendent aux prestations en rapport avec les sociétés de domicile – ou sociétés boîtes aux lettres –, idéales pour dissimuler l’origine illégale de fonds. Depuis les « Panama Papers », tout le monde sait que des avocates et avocats suisses établissent à grande échelle des sociétés de domicile qui permettent de réaliser des transactions douteuses. »
Le Groupe d’action financière (GAFI, ou Financial Action Task Force, FATF) est un organisme intergouvernemental qui fixe des normes et veille à ce que tous les pays respectent les règles convenues en matière de transactions financières. Selon lui, pour prévenir le blanchiment d’argent, il faut absolument prévoir des devoirs de diligence et de déclaration pour les actrices et acteurs qui fournissent des prestations en rapport avec des sociétés de domicile et s’impliquent dans l’achat et la vente d’art ou de biens immobiliers. L’UE soumet également le négoce d’œuvres d’art à de tels devoirs. Pour Martin Hilti, la législation helvétique souffre de graves lacunes précisément dans ces domaines : « En Suisse, tous ces acteurs échappent au champ d’application de la loi sur le blanchiment d’argent. »
La révision actuelle de la loi sur le blanchiment d’argent aurait dû remédier à cette carence. Une nouvelle disposition de la loi révisée exigeait que les avocates ou avocats, fiduciaires et autres prestataires impliqué-e-s dans des transactions d’actifs avec sociétés boîtes aux lettres – comme c’est le cas dans le commerce d’œuvres d’art, par exemple – se soumettent aux mêmes devoirs de diligence que les banques. La pression internationale a eu un tel effet que pendant la session de ce printemps, le ministre des finances Ueli Maurer a prononcé un vif plaidoyer en faveur du renforcement de la loi prévu par son département. Mais, suivant la recommandation de sa Commission des affaires juridiques dominée par la droite, une majorité du Conseil national a refusé son soutien au projet de loi. De son côté, en prévision de l’assemblée, la Commission des affaires juridiques du Conseil des États a biffé précisément le passage contesté. La chambre haute s’est alignée à une large majorité sur la proposition de sa commission consultative lors de la session de cet automne. Transparency International Suisse a twitté : « L’élément central a été supprimé et les avocats en Suisse devraient continuer à pouvoir être les sbires de personnages douteux. »
Si les juristes, notaires et marchandes ou marchands d’art continuent d’échapper à l’obligation de s’intéresser de près à leur clientèle, le « modèle d’affaires des ports francs » en profitera aussi, de même que le blanchiment d’argent, la fraude fiscale et le crime en Suisse. L’art, qui a une valeur inestimable pour le grand public, restera dissimulé et enfermé dans des ports francs. La seule chose qui pourra en rayonner, c’est le commerce toxique qui en est fait.