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13.09.2023 par Simon Rindlisbacher

À défaut d’une révolution, un bouleversement

L’énorme consommation de ressources en Suisse dégrade l’environnement et le climat. La transition vers l’économie circulaire peut y remédier, tout en ouvrant de nouvelles perspectives. Où les entreprises et la société en sont-elles dans cette transformation?

Article du thème Économie circulaire
Illustrations: Claudine Etter

Les médias répètent à l’envi que «la Suisse est championne du monde du recyclage». Il est vrai qu’ici, par rapport aux autres pays, le taux de récupération dépasse la moyenne. Plus de la moitié des déchets urbains sont collectés séparément, puis recyclés. Un taux qui peine pourtant à masquer la quantité gigantesque de déchets: selon l’Office fédéral de l’environnement (OFEV), «presque aucun autre pays au monde ne génère autant de déchets urbains par habitant». Cela explique probablement pourquoi, malgré ses bonnes notes en matière de recyclage, la Suisse est plutôt mal classée dans le «Circularity Gap Report» publié récemment par l’association Circular Economy Switzerland (CES) et par la société d’audit et de conseil Deloitte. 


Les matières premières, si peu réutilisées 

Le rapport chiffre la consommation totale de matières premières en Suisse et calcule la proportion de matières premières primaires. Il prend aussi en compte les ressources contenues dans les marchandises fabriquées à l’étranger et importées. Selon le rapport, la consommation de matières premières dans notre pays atteint 19 tonnes par personne et par an. La moyenne mondiale est de 11,9 tonnes, et le niveau supportable à long terme par la planète se situe entre 5 et 8 tonnes. La part de matières premières primaires dans la consommation totale en Suisse s’élève à 93,1 pour cent. Autrement dit, les matières premières circulaires ou réuti­lisées ne représentent que 6,9 pour cent, alors que la moyenne mondiale est de 7,2. Selon le rapport, si chaque personne sur Terre vivait comme l’Helvète moyenne, nous aurions besoin des ressources de près de 2,75 planètes. 
Voilà précisément ce que veut changer l’économie circulaire. Elle vise à réorganiser l’économie et la société afin de ramener la consommation de matières premières primaires dans les limites planétaires. Les produits et matériaux doivent rester en circulation aussi longtemps que possible. Sachant que 70 pour cent des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) proviennent du traitement et de l’utilisation de matières premières primaires, on comprend que l’économie circulaire serait en outre un moyen efficace d’atteindre les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat. 


Au-delà du recyclage 

Les descriptions détaillées du fonctionnement de l’économie circulaire abondent, et toutes s’accordent au moins sur ces trois actions: réduire, ralentir, boucler les flux de ressources et d’énergie. «Réduire» implique de produire les marchandises avec un minimum de matière et d’énergie, les deux devant en outre être respectueuses de l’environnement. «Ralentir» veut dire qu’il faut pouvoir utiliser les objets le plus longtemps possible, donc être en mesure de les réparer et reconditionner. Leur conception doit faciliter cela. «Boucler» signifie que les biens sont facilement revalorisables et qu’en fin de vie, rien ne doit empêcher leur recyclage ou leur biodégradation. 
L’économie circulaire est manifestement bien éloignée de l’économie linéaire aujourd’hui dominante. Cette dernière repose sur l’extraction de matières premières et sur la fabrication de produits destinés à être vendus, utilisés, puis jetés. Il est important de relever que la circularité va bien au-delà du simple recyclage. «C’est l’un des malentendus les plus courants», confirme Kathrin Fuchs, co-directrice de la plate-forme CES. Une économie circulaire exige non pas une révolution, mais une transformation – parfois en profondeur – de l’économie et de la société. Pas besoin de réinventer le système économique de A à Z, mais on ne peut pas non plus se contenter d’utiliser du béton recyclé dans les nouvelles constructions et d’apporter sagement ses canettes en aluminium à la déchetterie chaque semaine. 


Louer et partager, plutôt que posséder 
Dans une économie circulaire qui fonctionne, consommatrices et consommateurs jouent un rôle essentiel. Selon Kathrin Fuchs, un changement des valeurs sociales est primordial pour qu’elles et ils utilisent vraiment aussi longtemps que possible les vêtements, appareils, meubles et autres objets du quotidien; pour qu’elles et ils les fassent réparer encore et encore, puis, en fin de vie, les éliminent de façon à en assurer le recyclage. En d’autres termes, nous devons non seulement cesser de consommer en excès, mais également repenser les modèles de propriété qui prédominent. «Au lieu de posséder tous ces objets, louons-les et partageons-les de plus en plus», martèle la spécialiste de l’environnement. 
Voilà exactement ce que visent les modèles commerciaux qui sous-tendent l’économie circulaire. Certains reposent sur la notion d’économie de partage, d’autres sur la «servitisation». Les entreprises qui optent pour cette dernière gagnent de l’argent non plus en fabriquant et vendant des appareils, mais en les fabriquant, louant, entretenant, reconditionnant et recyclant au besoin. Dans l’idéal, elles conçoivent des objets économes en ressources, durables, réparables, modulaires et démontables. Bien que le recyclage demeure un aspect important des nouveaux modèles commerciaux, on doit le voir comme une mesure de dernier recours. «Cela vaut particulièrement pour la Suisse, qui n’a quasiment aucune matière première sur son territoire», constate Kathrin Fuchs. Le changement ne doit donc pas venir que des consommatrices et consommateurs, mais aussi des industriels. Comme l’explique la spécialiste en économie circulaire, il faut échanger activement des informations sur l’origine et la composition des différents éléments, ou encore sur les déchets issus du processus de fabrication et qui seraient transformables. «Une nouvelle forme de coopération est nécessaire, et les entreprises doivent apprendre à penser de manière globale.» 


Consommer autrement, agir efficacement 

La transition vers l’économie circulaire peut certes se passer de révolution, elle a cependant un impact économique et social. Toutefois, «il n’est pas indispensable d’atteindre cent pour cent de circularité. Cela est d’ailleurs techniquement impossible», glisse Kathrin Fuchs. Si le taux de circularité en Suisse dépassait légèrement 12 pour cent, soit le double du chiffre actuel, la consommation de matières premières primaires baisserait déjà d’un tiers et l’empreinte carbone de moitié. 
Le rapport estime que les consommatrices et consommateurs représentent le plus grand potentiel de notre pays. En adoptant un comportement circulaire (en utilisant les objets quotidiens aussi longtemps que possible, en louant et en partageant au lieu d’acheter, etc.), les consommatrices et consommateurs diminueraient significativement leur empreinte matérielle. Selon le rapport «Gap», la Suisse pourrait abaisser son empreinte matérielle d’environ quinze pour cent sans réduire son niveau de vie. Ce document met également en lumière des perspectives prometteuses dans les méthodes de production durables et circulaires, la mobilité, l’industrie alimentaire ainsi que la construction et l’habitat. Une analyse de l’entreprise de conseil et de planification EBP Suisse et de la Haute école spécialisée bernoise (HESB) parvient à des résultats similaires. 


De nouvelles perspectives 

L’environnement bénéficierait rapidement des efforts fournis pour mettre en œuvre les systèmes circulaires, à condition de bien les cibler. Entre autres avantages, car l’économie circulaire peut aussi aider à moins dépendre des flux mondiaux d’approvisionnement. «La pandémie de coronavirus a clairement mis en lumière à quel point le système économique mondial est interconnecté et fragile», rappelle Kathrin Fuchs. En récupérant davantage de matières premières, notre pays ré­sisterait mieux aux crises. Un rapport du WWF et de l’entreprise de conseil PwC souligne en outre les atouts économiques de la circularité et évoque des «oppor­tunités d’affaires à hauteur de plusieurs milliards». Elles découlent, entre autres, de la valeur des ressources récupérées ainsi que de nouvelles perspectives commerciales.


Surmonter le manque de connaissances et les coûts d’investissement élevés 

Pourquoi, malgré ces atouts potentiels, la Suisse n’est-elle pas plus avancée en matière d’économie cir­culaire? La HESB a interrogé en 2022 huit mille entreprises en Suisse à ce sujet. L’étude conclut que trois facteurs entravent le passage à l’économie circulaire. Premièrement, de nombreuses entreprises considèrent que leur produit ou service ne s’y prêterait pas. Kathrin Fuchs déplore que «le manque de sensibilisation reste un vrai problème. Nous en sommes encore à devoir informer les entreprises des possibilités et avantages de l’économie circulaire». Tout le monde n’a pas pris conscience de l’urgence et du potentiel. Le mouvement CES ainsi que d’autres organisations comme l’atelier d’économie circulaire ce123.ch et allyCE ont pris les choses en main: mise en réseau d’entreprises et organisations qui se lancent dans l’économie circulaire, encouragement des échanges, informations et idées sur la façon d’améliorer la circularité. 
Selon cette même étude, la hauteur des coûts d’investissement constitue un deuxième obstacle important. Les entreprises déjà bien avancées dans la tran­sition auraient, semble-t-il, la capacité d’investir beaucoup d’argent dans la recherche et le développement. Mais les coûts de la conversion dissuaderaient tout particulièrement les PME. Un soutien de la politique économique s’imposerait donc. Les banques peuvent également contribuer de manière décisive à encourager l’économie circulaire. Kathrin Fuchs acquiesce: «Elles doivent financer le passage à de nouveaux modèles commerciaux circulaires.» Enfin, troisième obstacle identifié par la HESB, le manque de savoir-faire dans les entreprises en vue de mettre techniquement et concrètement en œuvre les processus circulaires. Pour cette raison, la directrice de CES pense qu’un échange ciblé au sein des différentes branches prendra toujours plus d’ampleur. 


Le rôle important de l’État 

Outre la sensibilisation, les moyens financiers et le savoir-faire, une transformation réussie requiert aussi de bonnes conditions-cadres politiques. Le rapport «Gap» parvient à la conclusion que le gouvernement doit adopter une approche stratégique dans tous les domaines politiques et à tous les niveaux de l’État. Sur le fond, les auteur-e-s rappellent qu’il vaut mieux éviter de produire des déchets que chercher à les gérer. La transition vers l’économie circulaire représentant un coût et les matières premières recyclées revenant plus cher que les primaires, le changement implique un désavantage concurrentiel. L’État pourrait le compenser par des al­lègements fiscaux. Le rapport préconise également un «droit à la réparation». De surcroît, il faudrait obliger les fabricants à la transparence, ce qui faciliterait la décision d’achat des consommatrices et consommateurs en faveur de produits circulaires. 
L’État peut donc jouer un rôle important, que ce soit en fixant des conditions-cadres adéquates pour les particuliers ou en édictant des directives appropriées pour les marchés publics. Kathrin Fuchs relève que «si le secteur public se fournissait exclusivement auprès d’entreprises actives dans l’économie circulaire, il leur donnerait la sécurité nécessaire pour effectuer les investissements requis». Elle se réjouit que le canton de Zurich, par exemple, prenne les devants. Une votation y a récemment ancré la transition vers l’économie circulaire dans la Constitution cantonale. Le canton va devoir élaborer des solutions en collaboration avec l’économie et la population. «Il peut ainsi devenir un laboratoire pour toutes les expériences plus qu’indispensables dans le domaine de l’économie circulaire.» 


Circular Economy Switzerland

Du rapport «Gap» à la feuille de route

Circular Economy Switzerland (CES) existe depuis 2020. Parmi les organisations qui en sont à l’origine, on trouve Impact Hub Switzerland, ecos, Pusch, la fondation YODEL, Circular Hub, Who is Nik, sanu durabilitas et le Swiss Economic Forum. CES se présente comme un mouvement et ambitionne de faire progresser l’économie circulaire en Suisse. Il réunit aujourd’hui 380 actrices et acteurs issu-e-s de l’économie privée, de la société civile, de la politique et de l’administration. Il encourage la collaboration et l’échange de connaissances à travers tous les secteurs et domaines. Projet du mouvement CES, le Circular Gap Report dresse un état des lieux important et sert de base pour élaborer une feuille de route, afin d’introduire l’économie circulaire en Suisse. Toutes les parties prenantes majeures de l’éco­nomie et de la société sont invitées à y participer. L’ambition est de faire de la Suisse un véritable point chaud de l’économie circulaire, tout en ramenant la consommation du pays dans les limites planétaires d’ici 2050. 

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