258
13.09.2023 par Esther Banz

Les bâtiments à démolir, des mines à ciel ouvert

Le secteur du bâtiment n’échappe pas à la mentalité du tout jetable: il est à l’origine de plus des quatre cinquièmes des déchets suisses. Heureusement, une tendance opposée apparaît, qui consiste à réutiliser des matériaux de construction. La prospection et la récupération ont commencé. 

Article du thème Économie circulaire
Illustrations: Claudine Etter

Muni d’un casque et de chaussures renforcées, Leonhard Schönfelder entre sur un site de construction au cœur de la ville de Zurich, un matin d’été. Les architectes ont l’habitude des rendez-vous de chantier, sauf qu’ici, sur la place Ernst Nobs, on ne bâtit rien. On transforme un immeuble de bureaux et M. Schönfelder n’y était pas impliqué jusqu’alors. Il est venu parce que des éléments de construction de plusieurs tonnes pourraient être sauvés: près de mille lamelles de verre ayant fait office de protection solaire pendant les vingt dernières années. Or, le dispositif n’a jamais vraiment bien fonctionné et les lamelles semblaient en faire seulement à leur tête. La rénovation de la façade – elle aussi vitrée – va faire disparaître la lourde protection solaire, dont les éléments totalisent 55 tonnes et 2400 mètres carrés de verre armé. Ces lamelles de qualité supérieure peuvent servir encore longtemps et devraient donc bénéficier d’une seconde vie. Elles ont en tout cas attiré l’attention des architectes qui construisent un nouvel immeuble d’habitation pour la coopérative Kraftwerk, sur le site de la Koch-Areal à Zurich. 


Des pionnières et pionniers à l’œuvre 
C’est là que le bureau d’études Zirkular, pour lequel travaille Leonhard Schönfelder, entre en jeu: il est spécialisé dans la récupération, le stockage et la remise en circulation de matériaux de construction issus de démolitions. Zirkular est une filiale du bureau in situ, fondé par Barbara Buser et Eric Honegger, qui construit depuis plus de vingt-cinq ans dans le bâti existant. Cette activité pionnière a valu à Mme Buser et M. Honegger de recevoir, en 2020, le Grand Prix suisse d’art / Prix Meret Oppenheim de l’Office fédéral de la culture. Autant que possible, des matériaux récupérés servent à aménager ailleurs des volumes existants. Autrefois, quand le transport de marchandises lourdes était pénible et coûteux, la réutilisation allait de soi: pour construire des maisons, on allait par exemple chercher des pierres de châteaux ou de fortifications urbaines devenus inutiles. Les crises écologiques remettent cette pratique ancienne sur le devant de la scène. Souvenons-nous que les matériaux de construction sont à l’origine de quelque dix pour cent des émissions de CO2 dans notre pays, car la fabrication d’acier et de béton – en particulier – engloutit des quantités gigantesques d’énergie. Malgré cela, on démolit chaque année en Suisse entre trois et quatre mille maisons, générant ainsi chaque seconde une demi-tonne de déchets de construction bourrés d’énergie grise et dont seule une infime fraction est réemployée. Souvent, la réutilisation du béton est confondue avec le recyclage, alors que ce n’est pas la même chose: recycler du béton consiste à en fabriquer du nouveau à partir de l’ancien, ce qui consomme beaucoup d’énergie. 


La chasse aux éléments, une aventure 
La construction est un processus complexe, surtout de nos jours, étant donné la quantité de normes en vigueur. Et la construction circulaire se révèle encore plus exigeante, car presque chaque matériau étant spécifique, on ne peut pas se retourner en cas de défaut: «Celle ou celui qui fournit un tel matériau le fait sans garantie», confirme Pascal Hentschel, directeur général de Zirkular. Il se trouve dans l’une des salles de réunion que l’entreprise partage avec sa société mère in situ et le laboratoire d’idées denkstatt, qui en fait partie, à Zurich. Le siège social est à Bâle, mais quelque 35 personnes travaillent aussi près de la Limmat, plus exactement dans d’anciens ateliers des CFF. Sur le palier, des bottes en caoutchouc garnissent une commode métallique, une carte géante en noir et blanc de la ville et de ses environs pend au mur. L’espace de bureau ouvert frappe par sa hauteur et sa luminosité, offerte par de nombreuses immenses fenêtres. Les étagères en bois paraissent faites maison, de luxuriantes plantes d’intérieur dissimulent les tables de travail. Çà et là sont disposés des échantillons de matériaux ainsi que des magazines du monde entier consacrés à la construction, y compris circulaire. 
Les vacances d’été font que le grand bureau est calme, chose plutôt inhabituelle: en règle générale, les gens de Zirkular doivent se dépêcher pour visiter des bâtiments voués à la démolition, chercher comment démonter et entreposer des éléments, effectuer des calculs, prendre des décisions et passer à l’action. Leur travail ne s’appelle pas «chasse aux matériaux» pour rien! Le stockage intermédiaire aussi exige une organisation minutieuse, car il est exceptionnel que le démontage précède immédiatement une livraison. Le plus souvent, on doit stocker les éléments récupérés jusqu’à leur intégration dans un nouveau projet. Ces tâches encore inédites demandent aux architectes des talents en matière de logistique, d’inventivité et de comptabilité. Construire avec des matériaux d’occasion est rarement plus avan­tageux, prévient Pascal Hentschel. Les frais de main-d’œuvre neutralisent les économies sur le coût des matériaux. La recherche, déjà, est compliquée. Comme l’explique le directeur de Zirkular, il n’existe pas de liste des bâtiments à démolir. L’équipe mène ses propres investigations, par exemple en examinant chaque semaine les appels d’offres de construction dans le journal officiel de la ville de Zurich. 


La construction circulaire doit devenir financièrement intéressante 
L’exemple des lamelles de verre montre à quel point la construction circulaire est actuellement complexe et coûteuse. Leonhard Schönfelder, notre chasseur de matériaux, estime avec Christian Ückermann, responsable du montage de l’entreprise Geilinger spécialisée dans les façades, combien de lamelles de verre pourront être empilées pour le stockage. Il est question de masse et de poids. Dans un échange aussi amical que vif, les calculs, les décisions et parfois les blagues fusent. Après quoi Leonhard Schönfelder s’exclame: «Comment fait-on pour le prix? Il ne doit plus bouger, ensuite.» Réponse du chef de montage: «Ah, ah! D’abord ils baissent le prix, après ils augmentent le nombre de pièces!» Rires partagés, entre le grondement du trafic routier et le raffut du chantier. Le démontage sur la place Ernst Nobs commencera sitôt que tout sera réglé par contrat et prendra environ un mois. Les ouvriers devront manipuler soigneusement les lourds éléments. S’il y a trop de casse, la surface restante ne suffira peut-être plus pour le projet de réutilisation. Au cours des semaines suivantes, on pourra voir depuis la rue le démontage et le transport des lourdes lamelles de verre. Le quotidien «Tages-Anzeiger» consacrera même un grand article. Et, pour une fois, aucune polémique ne viendra enflammer les commentaires. 
Car qui contesterait encore la nécessité d’en finir avec la culture du gaspillage et du tout jetable? Ainsi, l’an dernier, le canton de Zurich a dit «oui» à 89 pour cent à l’inscription de l’économie circulaire dans sa constitution. Le moment est venu d’instaurer des conditions favorables, aux échelons cantonal et communal, pour boucler les cycles de matières. Pascal Hentschel, le directeur de Zirkular, pense que les habitudes changeront seulement quand la construction circulaire sera devenue économiquement intéressante: «Aujourd’hui, les mandats ne sont pas attribués en fonction de la qualité ou de la durabilité. Le plus souvent, la solution la plus rapide et la moins chère l’emporte.» 


Douze géants de la construction s’engagent à boucler les cycles des matériaux 
Les villes avec un exécutif à tendance verte et de gauche, comme Zurich et Bâle, se trouvent déjà sur la trajectoire «zéro net» attendue par leur électorat. Zurich, par exemple, va construire un nouveau centre de recyclage intégralement à partir de matériaux réutilisés. Un projet pilote qui implique Zirkular: ses spécialistes en éléments de construction ont établi le catalogue des matériaux destiné aux bureaux d’architectes participant au concours. La ville de Zurich veut acquérir de l’expérience là où celle-ci fait encore largement défaut. Avec dix des plus grands maîtres d’œuvre privés, ville et canton ont récemment signé la «Charte de la construction circulaire», dont le premier des six engagements est de «rénover au lieu de construire à neuf». Un autre point est la réutilisation de matériaux existants. Le fait que de grands noms de l’immobilier – parmi lesquels Swiss Life, UBS, Axa et Allreal – s’engagent dans la construction circulaire représente-t-il une percée? Qu’en pense Marc Angst, architecte et spécialiste en réutilisation, qui travaille également pour Zirkular? Il a été responsable, avec Pascal Hentschel et d’autres, de la transformation de l’immeuble de tête K118 à Winterthur. Plusieurs fois primée, cette surélévation sur le toit d’une halle industrielle existante est composée uniquement d’éléments récupérés. Marc Angst voit d’un bon œil la pondération de la charte et l’engagement de géants de l’immobilier à bâtir avec une vision à long terme et moins de ma­tériaux: «Ils mettent dans le mille.» Toutefois, il se réjouit que cela aboutisse à des réalisations concrètes, par exemple, en ce qui concerne les sous-sols: «Les nombreux parkings souterrains posent problème. Ce sont des volumes énormes et des ennemis du climat, car construire sous terre n’est possible qu’avec du béton.» Et comment juge-t-il la bonne volonté des douze géants de l’immobilier en matière de construction circulaire? «Chacun a probablement un niveau d’ambition différent», répond-il diplomatiquement. 


Il reste beaucoup à définir 
Chez Zirkular, Marc Angst s’occupe du travail de fond, qui doit servir à toute personne souhaitant réutiliser des matériaux et construire de manière circulaire. En collaboration avec la Haute école des sciences appliquées de Zurich (ZHAW), il examine le réemploi sous les angles procéduraux et juridiques. Il élabore un guide ainsi que d’autres aides au travail. De nombreux aspects restent selon lui à éclaircir. Les questions surgissent du quotidien de Zirkular, par exemple au moment de rédiger une déclaration d’intention pour l’utilisation d’un bâtiment en tant que mine de matériaux: que faut-il y inclure ou alors ne pas oublier? En ce moment, l’association sectorielle cirkla.ch publie un premier aide-mémoire ainsi qu’un glossaire: «Nous avons aussi défini une terminologie. On doit pouvoir désigner les choses avec exactitude», souligne M. Angst. 
L’économie circulaire dans la construction implique de penser dès le début à la réutilisation des éléments, de concevoir les bâtiments de façon à pouvoir en démonter les différentes parties plus facilement qu’aujourd’hui. Dans le jargon, on appelle cela le «design for disassembly», la possibilité de déconstruire l’existant et de le réassembler. Si la pratique se généralisait, la fin de chaque bâtiment pourrait désormais marquer la naissance d’un autre. 


L’économie circulaire dans la construction implique de penser dès le début à la réutili­sation des éléments, de concevoir les bâtiments de façon à pouvoir en démonter les différentes parties plus facilement qu’aujourd’hui.



Risque d’écoblanchiment 
À chaque croisement de l’utopie et de l’innovation surgissent des pique-assiette. Le risque d’écoblanchiment touche donc aussi la construction circulaire, jusque dans la réutilisation de matériaux. Cela se passe à peu près ainsi: un maître d’ouvrage fait démolir un bâtiment existant, puis en érige un neuf à la même place avec des tonnes de béton et d’acier tout juste sortis d’usine. Seules les portes proviennent d’une bourse aux matériaux de seconde main. Cette modeste réutilisation, quasiment sans impact positif sur le climat, sera pourtant mise en avant. Pascal Hentschel précise que Zirkular refuse de s’impliquer dans de tels projets. Son entreprise s’engage plutôt pour la conservation des bâtiments, car le gros œuvre représente non seulement la majeure partie des coûts, mais également de l’énergie consommée: «Récupérer la structure porteuse est ce qui a le plus grand impact positif sur le climat.» 
Retour à l’immeuble de verre à Zurich, où Leonhard Schönfelder prend congé du chef de montage, appelé ailleurs de toute urgence. En retirant son casque, il dresse ce constat: «L’attitude dans les bureaux d’architectes et sur les chantiers tient largement au fait que, lors de la démolition d’un bâtiment, les matériaux ont longtemps été vus comme des déchets sans valeur.» On doit maintenant apprendre à considérer et traiter les matériaux usagés ou neufs avec le même respect. Cela n’exige rien de moins qu’un changement de culture. Les chasseuses et chasseurs de composants y veillent, en 
accomplissant un nouveau type de travail intensif sur les chantiers. 

Imprimer l'article
Articles liés

Zurich se lance dans l’économie circulaire

Depuis peu, un article sur la circularité figure dans la Constitution du canton de Zurich, et la ville a adopté une stratégie appropriée avec « Circular Zürich ». Comment en est-on arrivé là ? Qu’est-ce que cela implique dans la réalité ? Et que peuvent faire la ville et le canton pour réussir leur transition vers l’économie circulaire ?

13.09.2023 par Katharina Wehrli
en ligne uniquement

À défaut d’une révolution, un bouleversement

L’énorme consommation de ressources en Suisse dégrade l’environnement et le climat. La transition vers l’économie circulaire peut y remédier, tout en ouvrant de nouvelles perspectives. Où les entreprises et la société en sont-elles dans cette transformation?

13.09.2023 par Simon Rindlisbacher