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17.03.2021 par Roland Fischer

Apprendre le capitalisme en jouant

Ce n’est qu’un jeu! Penchons-nous sur l’histoire étonnante de l’un des jeux de société les plus célèbres au monde. Qui oserait affirmer aujourd’hui que les enfants doivent apprendre à quel point les monopoles sont dangereux?

Article du thème Enfants et argent
Illustration: Claudine Etter
Même si je n’y ai pas joué depuis des lustres, je me souviens très bien du plateau et des figurines métalliques du Monopoly, de ses billets de banque de pacotille et de la dynamique du jeu. Et aussi du moment où le marché commence à sourire à l’une des joueuses ou à l’un des joueurs, dont la pile d’argent gagne en hauteur. Aurais-je été contaminé par le pouvoir de l’argent, la cupidité, le lien entre profits et vie économique? Je garde tout de même d’autres souvenirs, par exemple de Zurich Paradeplatz et de la rage quand on vous arrache ce titre de propriété. Vous savez alors que la suite de la partie risque de mal tourner pour vous, car ce jeu ne repose pas que sur l’habileté à négocier et sur une gestion prévoyante, mais avant tout sur la chance. On sait en outre que les propriétés qui rapportent beaucoup d’argent peuvent être acquises à un prix beaucoup trop bas. Bien sûr, pourquoi s’en soucier si tout nous réussit? Le bougonnement des autres les ferait presque passer pour de mauvais-e-s perdant-e-s. Mais ma certitude a toujours été qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond.

Oubliée, l’inventeuse qui critiquait les monopoles

Ai-je donc appris la leçon telle que conçue par l’inventeuse du jeu? Elizabeth «Lizzie» Magie avait imaginé deux variantes pour jouer à son «Landlord’s Game», littéralement «jeu des propriétaires»: il fallait décider, au début de la partie, si le but était de devenir monopoliste selon le principe du «vainqueur emporte tout» ou si l’on préférait jouer avec des règles qui récompensaient la gestion à petite échelle, sociale. L’histoire de ce jeu de société, sans doute le plus populaire au monde, recèle quelques surprises. La première est qu’il a été créé par une femme: écrivaine étasunienne, féministe, inventrice. La seconde est peut-être plus attendue: le succès de son idée n’a pas rendu Mme Magie riche. Des hommes plus ambitieux s’en sont mêlés. Elizabeth Magie a bien breveté son jeu en 1904, mais il circulait assez librement. Après tout, n’était-il pas en premier lieu une critique de l’économie? En imaginant les règles, elle a suivi les enseignements de l’antimonopoliste et réformateur économique de gauche Henry George. À la fin du XIXe siècle, celui-ci préconisait notamment que les gouvernements ne taxent pas le travail, mais uniquement la possession foncière. En trente ans, le «Landlord’s Game» a acquis une sorte de statut culte et personne n’en avait revendiqué la propriété. Jusqu’à ce qu’un homme (évidemment) revende l’idée d’Elizabeth Magie à la grande compagnie de jeux Parker Brothers, comme si c’était la sienne. Pour céder son brevet, l’inventeuse se contenta de cinq cents dollars et de la satisfaction que davantage de jeunes allaient désormais découvrir, en s’amusant, le pouvoir destructeur des monopoles. 
Idéaliste de l’économie, Elizabeth Magie avait du mal à joindre les deux bouts et finit par admettre l’impossibilité de se soustraire à la norme sociale classique du mariage. Elle publia donc une petite annonce dans le journal, se proposant au plus offrant en tant que «jeune femme esclave américaine». Elle s’y présentait comme «pas forcément belle, mais très attirante», précisant que ses traits étaient «pleins de caractère et de force, et pourtant assez féminins». Quelle étrange époque.

Mieux qu’une parabole réussie sur le capitalisme?

Peut-être qu’Elizabeth Magie était avant tout une joueuse, toujours en quête d’un moyen de titiller la conscience des gens sur l’injustice. À des journalistes qui eurent vent de cette annonce excentrique et contribuèrent à son éphémère célébrité, Mme Magie déclara: «Bientôt, j’espère même très bientôt, les hommes et les femmes se rendront compte que leur pauvreté tient au fait que Carnegie et Rockefeller possèdent tellement qu’ils ne savent pas quoi en faire.» Mais la pionnière retomba vite dans l’oubli et, après sa cession, le «Landlord’s Game» devint le «Monopoly» avec seulement une des deux variantes de jeu. La stratégie pédagogique élaborée par Mme Magie s’était évaporée. Et la version officielle du Monopoly fit un tabac: elle se vendit à 278 000 exemplaires la première année et à plus de 1 750 000 la suivante. 
Un cliché du libre marché, le Monopoly? Une parabole multidimensionnelle du fonctionnement du capitalisme, toujours dépourvue d’humour, mais efficace? Pas seulement: le plus beau paradoxe, avec le Monopoly, tient probablement au fait que la logique du jeu peut aujourd’hui encore considérablement agacer des économistes intégristes. Ainsi, Benjamin Powell, directeur du Free Market Institute, a rédigé en 2004 une diatribe pour dénoncer «ce qui cloche avec le Monopoly (le jeu)». Il formule plusieurs reproches, notamment quant à l’absence de marché libre dans les règles du jeu, à l’abondance de contraintes réglementaires et, surtout, au harcèlement des consommatrices et consommateurs: «Au Monopoly, les propriétaires de terrains, maisons et hôtels, acquièrent leurs biens par la chance, mais, flattés, ils sont encouragés à croire qu’ils sont maîtres de l’univers en tirant profit de quiconque croise leur chemin. Il n’y a ni choix ni souveraineté du consommateur. Ce n’est pas un petit détail.» 
Cela peut sembler familier, à l’ère de Google, Facebook et consorts. Peut-être le jeu révèle-t-il au grand jour – ainsi que le voulait Elizabeth Magie – les faiblesses d’un système qui fonctionne comme sur des roulettes dans la réalité, mais ne rend personne vraiment heureux (sauf la gagnante ou le gagnant, pour un moment fugace). Rien d’étonnant à ce que le succès du Monopoly ait plusieurs fois inspiré des réinterprétations. En 1959, l’auteur de science-fiction Philip K. Dick, connu en tant qu’auteur de «Blade Runner», a écrit une nouvelle où il est question d’une parodie de Monopoly dont le but est inversé: on doit dilapider tout son argent le plus vite possible. Le jeu est sorti sur le marché quelques années plus tard sous le nom de «Go for Broke».

«Anti-Monopoly»: les multiples visages de la critique économique

Les années 1970 ont vu apparaître une série de Monopoly spéciaux, le plus célèbre étant l’«Anti-Monopoly» publié en 1973. Il s’agissait en quelque sorte d’une référence tardive à Elizabeth Magie et ses deux variantes de jeu. Ralph Anspach, professeur d’économie et inventeur de cette version, en ignorait au départ les origines. Toute l’histoire de Lizzie Magie a resurgi au cours de la bataille juridique pendant laquelle M. Anspach et l’éditeur de jeux Parker Brothers ont croisé le fer et creusé profondément dans les archives, plusieurs décennies durant. 
Par la suite, de nombreux autres «anti-Monopoly» ont vu le jour, en particulier dans les pays germanophones: par exemple, «Provopoli – Wem gehört die Stadt» (~ Provopoly – à qui est la ville), dans lequel les propriétaires peuvent saper la logique du marché, ou «Ökolopoly» (~ Écopoly), où le but est de maintenir le fonctionnement d’un écosystème et de promouvoir un mode de pensée cybernétique. 
Aucune de ces conceptions plus «morales» ne s’est imposée. Reste à savoir si cela est dû à notre propension à jouer immoralement quand on nous en donne l’occasion sans nous punir. La grande époque des jeux éducatifs est de toute façon révolue depuis les années 1960. La publicité des éditeurs de jeux s’adresse depuis lors davantage aux enfants qu’aux parents. Le divertissement promis par un jeu séduit aujourd’hui bien plus que ses vertus pédagogiques.

Acquérir des expériences plutôt que des immeubles

Le Monopoly demeure l’un des jeux de société les plus populaires, actuellement, et il existe dans d’innombrables éditions spéciales. La plus récente, en 2019, a d’ailleurs enterré la monnaie papier. Celle-ci est remplacée sur le plateau du jeu par un chapeau avec commande vocale intégrée, dans lequel un logiciel gère le crédit numérique. Les critiques des pédagogues ont fusé: les enfants seraient susceptibles d’acquérir une approche plus responsable de la question monétaire s’ils pouvaient compter et empiler des billets... et les rendre en perdant. 
Mais le «Monopoly pour milléniaux» sorti un an auparavant est encore plus cohérent! «Oubliez l’immobilier, vous ne pouvez pas vous le permettre de toute façon», lit-on sur la boîte. Plutôt que d’ériger un empire immobilier, mieux vaut dépenser son argent dans des festivals de musique ou pour un souper chic dans un bistrot végétalien, car «les expériences sont éternelles». Autre leçon économique valable: le prochain krach ne manquera pas d’arriver.

Bibliographie


Mary Pilon, The Monopolists: Obsession, Fury, and the Scandal Behind the World’s Favorite Board Game, Bloomsbury, 2015 (en anglais).

Henry George, Progrès et pauvreté, 1879, réédité chez Len Pod en 2017.
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