Peut-être qu’Elizabeth Magie était avant tout une joueuse, toujours en quête d’un moyen de titiller la conscience des gens sur l’injustice. À des journalistes qui eurent vent de cette annonce excentrique et contribuèrent à son éphémère célébrité, Mme Magie déclara: «Bientôt, j’espère même très bientôt, les hommes et les femmes se rendront compte que leur pauvreté tient au fait que Carnegie et Rockefeller possèdent tellement qu’ils ne savent pas quoi en faire.» Mais la pionnière retomba vite dans l’oubli et, après sa cession, le «Landlord’s Game» devint le «Monopoly» avec seulement une des deux variantes de jeu. La stratégie pédagogique élaborée par Mme Magie s’était évaporée. Et la version officielle du Monopoly fit un tabac: elle se vendit à 278 000 exemplaires la première année et à plus de 1 750 000 la suivante.
Un cliché du libre marché, le Monopoly? Une parabole multidimensionnelle du fonctionnement du capitalisme, toujours dépourvue d’humour, mais efficace? Pas seulement: le plus beau paradoxe, avec le Monopoly, tient probablement au fait que la logique du jeu peut aujourd’hui encore considérablement agacer des économistes intégristes. Ainsi, Benjamin Powell, directeur du
Free Market Institute, a rédigé en 2004 une
diatribe pour dénoncer «ce qui cloche avec le Monopoly (le jeu)». Il formule plusieurs reproches, notamment quant à l’absence de marché libre dans les règles du jeu, à l’abondance de contraintes réglementaires et, surtout, au harcèlement des consommatrices et consommateurs: «Au Monopoly, les propriétaires de terrains, maisons et hôtels, acquièrent leurs biens par la chance, mais, flattés, ils sont encouragés à croire qu’ils sont maîtres de l’univers en tirant profit de quiconque croise leur chemin. Il n’y a ni choix ni souveraineté du consommateur. Ce n’est pas un petit détail.»
Cela peut sembler familier, à l’ère de Google, Facebook et consorts. Peut-être le jeu révèle-t-il au grand jour – ainsi que le voulait Elizabeth Magie – les faiblesses d’un système qui fonctionne comme sur des roulettes dans la réalité, mais ne rend personne vraiment heureux (sauf la gagnante ou le gagnant, pour un moment fugace). Rien d’étonnant à ce que le succès du Monopoly ait plusieurs fois inspiré des réinterprétations. En 1959, l’auteur de science-fiction Philip K. Dick, connu en tant qu’auteur de «Blade Runner», a écrit une
nouvelle où il est question d’une parodie de Monopoly dont le but est inversé: on doit dilapider tout son argent le plus vite possible. Le jeu est sorti sur le marché quelques années plus tard sous le nom de «Go for Broke».