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02.12.2022 par Esther Banz

Bonheur et activisme

Partout dans le monde, des personnes s’engagent contre la catastrophe climatique ainsi que pour un monde meilleur et plus juste. Cela exige souvent un gros investissement personnel et la confrontation avec une résistance acharnée. Quel est le sens de cet engagement? Rend-il heureuse ou heureux? moneta a posé ces questions à six activistes de Suisse et de Grande-Bretagne.

Article du thème Le bonheur

Asti Roesle milite pour le climat et l’environnement. Elle est docteure en sciences forestières et en droit. Après quatorze ans de militantisme chez Greenpeace, elle est aujourd’hui cheffe de projet principale à l’Alliance climatique et se concentre sur la Banque nationale suisse. Elle vit à Zurich avec sa famille.



« Je ne peux pas affirmer que mon engagement me rend heureuse, ne serait-ce qu’en raison des dysfonctionnements auxquels il me confronte. Mais d’un autre côté, je serais malheureuse sans lui. L’idée de devoir simplement subir toutes les informations et évolutions négatives sans agir pour y remédier me serait insupportable. Cela exigerait une tactique d’ignorance, de déni et de concentration juste sur ce qui me fait momentanément du bien. Impossible de m’y résoudre, en tout cas de mon plein gré. Être activiste et engagée, c’est ne pas renoncer. Ça me donne de la vitalité et m'aide à supporter les événements.

«Être activiste, c’est ne pas renoncer. Ça me donne de la vitalité et m’aide à supporter les événements.»


Au niveau systémique, on ne voit quasiment jamais les objectifs réaliser de grande percée : l’activisme ne suffit pas à arrêter le réchauffement climatique et la perte de biodiversité. Il permet pourtant de vivre des moments de succès ou de bonheur, des sentiments de joie. On se rend par exemple compte qu’on n’est pas seul-e, que d’autres personnes partagent nos idées, s’engagent aussi à fond et croient en l’utilité de leur action. L’humain est un être social. Les gens qui pratiquent l’activisme seuls dans leur coin ont bien plus de peine à en retirer du bonheur.

Si je me souviens d’instants de bonheur concrets ? Bien sûr ! Avant les Jeux olympiques de Sotchi, en Russie, par exemple. On y construisait des infrastructures pharaoniques à tour de bras. Nous avons milité pour préserver un endroit essentiel à la biodiversité. Nos actions visaient aussi le Comité international olympique. Honnêtement, je n’y croyais pas trop, et puis nous avons soudain appris qu’ils renonçaient à exploiter le site. Cela dit, je ressens du bonheur également lorsque j’arrive à donner un peu d’espoir même à une seule personne. »



Julia Steinberger est chercheuse en économie écologique, professeure à l’Université de Lausanne et spécialiste des enjeux sociétaux liés aux impacts du dérèglement climatique. Elle est co-auteure principale du sixième rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), pour le troisième groupe de travail, contribuant à la discussion du rapport sur les voies d’atténuation du changement climatique.



« J’ai participé à un blocage autoroutier près de Berne, organisé par le mouvement de désobéissance civile Renovate Switzerland. Je ne sais pas si mon activisme me rend heureuse, mais en tout cas, il me permet surtout de rester (plus ou moins) saine d’esprit. Il est fondamental pour moi de pouvoir agir avec d’autres êtres humains extraordinaires, eux aussi en train de faire tout ce qu’ils peuvent pour se protéger mutuellement.

«Voilà la seule manière que je connaisse de rester humaine.»


La question de l’engagement des chercheurs et des scientifiques dans les mouvements militants interroge beaucoup. Les réactions négatives qui ont suivi l’action tendent justement à donner raison à cet engagement, car plus d’attention est donnée à l’économie qu’à nos vies ! Le militantisme est une façon d’interpeller la société sur ses priorités et, pour moi, l’unique moyen de ne pas me sentir en déphasage avec mon environnement, avec cette planète et cette biosphère, ou de ne pas trahir les autres êtres humains. Voilà la seule manière que je connaisse de rester humaine, les pieds sur terre, sans devenir démente, tant toutes les actions « normales » sont complètement insuffisantes pour faire face aux crises multiples actuelles.

Si je m’engage, c’est que pour moi « ça coule de source ». L’énergie déployée lorsqu’un collectif se met au travail me porte énormément. Je ne vois pas d’autre méthode pour transformer notre situation à la fois urgente et désespérée, pour appeler de nos rêves et actions un monde possible, plein de vie, juste et exempt de cataclysmes. »



Nino Preuss a dix-huit ans. Il vient de terminer le gymnase à Zurich et milite au sein de la Grève du Climat. Avec des personnes qui partagent les mêmes idées, il prépare actuellement un magazine en ligne. Celui-ci proposera un journalisme indépendant, fait par des jeunes pour des jeunes : www.indieZ.ch devrait voir le jour en janvier 2023

« Mon engagement me permet de me battre en toute autonomie pour ce qui compte à mes yeux. Grâce à lui, je ne me contente pas de consommer des infos et de subir la marche du monde, mais je contribue à l’actualité, je lutte contre le flot quotidien de débilités. Je n’arriverai sans doute pas à gagner, mais peut-être à changer quelque chose.
Il y a, dans l’engagement, des moments qui donnent de l’espoir. Ou plutôt des personnes qui en apportent. Des moments passés avec des gens. Quand tu observes les visages tard la nuit, avant un événement important. Les visages de celles et ceux qui te font suffisamment confiance pour accomplir des trucs de dingue avec toi. Qui ont à ce moment-là autant de folie que toi. Car un véritable engagement est une folie. Même après des années, une action digne de ce nom reste aussi surréaliste que la veille. On parle encore longtemps après – un petit sourire d’incrédulité aux lèvres – des bons projets, des idées, des camarades, des conseils judicieux et si importants. Et même des conseils qu’on a ignorés, ce qui était tout aussi important.

« Quand tu observes les visages tard la nuit, avant un événement important »


Mais quand l’engagement ne suscite ni joie, ni espoir, ni colère, ni désespoir, alors le moment est venu de changer quelque chose. L’activisme peut être tout, sauf routinier.

L’engagement peut donner de la tristesse, de la colère, du désespoir. Mais me rend-il heureux ? Ce n’est pas si simple. Parfois, j’envie cette vie plus facile où l’on ne pense pas constamment à tout à la fois. Je voudrais pouvoir respecter l’attitude qui consiste à dire : "M’en fous, c’est pas mon problème", quant à ce que je laisse aux générations suivantes. Serais-je plus heureux ? En tout cas, je serais quelqu’un d’autre. Peut-être plus insouciant, plus joyeux. Et pourtant plus insatisfait, plus vide quelque part au fond de moi. Du moins, je l’espère. »



Simona Isler est historienne spécialisée dans l’histoire des femmes. Elle a une fille et un fils. Depuis cette année, elle partage la direction la fondation Gosteli, qui s’occupe des archives du mouvement féministe suisse. Elle fait également partie de la Commission fédérale dini Mueter (CFdM). Cette dernière cherche à améliorer les conditions de la garde d’enfants et – outre l’activisme classique – oriente par exemple les conseillères et conseillers en matière de politique maternelle féministe.

« J’associe l’activisme à une large gamme d’émotions et de ressentis : le bonheur, mais aussi la fatigue, la frustration, le dépassement. J’ai déjà exercé plusieurs emplois en rapport avec l’égalité, sans jamais vouloir abandonner l’activisme, tout particulièrement mon engagement auprès de la Commission fédérale dini Mueter (CFdM). L’aspect social y est essentiel, car il donne du bonheur : par les amitiés qui se nouent lors du travail militant, l’envie d’essayer, la simple joie de peindre des banderoles... Cet aspect collectif du militantisme peut rendre heureuse ou heureux.

«L’aspect social est essentiel, car il donne du bonheur: par les amitiés qui se nouent lors du travail militant, l’envie d’essayer...»


Tout comme la liberté de mon engagement, puisqu’il n’est pas professionnel. Je suis activiste non pas pour quelqu’un d’autre, mais parce que je le veux et de la manière qui me convient le mieux. En ce qui me concerne, il s’agit d’une activité extra-professionnelle et extra-familiale — et tant pis pour la fatigue. Je pense qu’il serait judicieux de chercher à professionnaliser les activités et causes militantes, même si le travail politique change lorsqu’il s’institutionnalise. Malgré une double charge de travail, je considère comme un luxe d’avoir la liberté de l’activisme en même temps que la sécurité de l’emploi. Si la CFdM recevait soudain une grosse somme d’argent pour promouvoir sa cause, nous réfléchirions bien à ce que nous pourrions en faire, et peut-être la refuserions-nous. »



Rop Hopkins est un activiste écologique anglo-saxon, cofondateur du Transition Network, le mouvement international des villes en transition. Professeur de permaculture, conférencier, il est également auteur de nombreux livres, dont « Et si... on libérerait notre imagination pour créer le futur que nous voulons », paru aux éditions Actes Sud en 2020.



« Si et comment mon activisme me rend heureux ? Je crois que je ne me suis jamais vraiment posé la question. Je le fais, simplement. Je suis heureux en tant qu’activiste, lorsque je visite des projets incroyables, que je rencontre des militant-es inspirant-es, que je participe à des réunions ou des ateliers où j’ai l’impression que les idées que j’apporte touchent les personnes présentes, ouvrant de nouveaux possibles et des perspectives enthousiasmantes.

Il m’est arrivé de vivre des conférences où les participant-es, trop excité-es pour rentrer à la maison, restent dehors pendant des heures à discuter et créer des liens. Des élu-es me disent que mes livres ont transformé leur approche et leur pratique au niveau de leur commune. J’ai aussi la chance de vivre de grandes fêtes, organisées par des groupes de transition ravis de ma visite, où nous buvons de la bière artisanale locale et faisons de la musique ensemble. Il y a également toutes ces petites victoires, quand un projet avance dans la bonne direction et qu’un sentiment d’exaltation et de fierté nous porte, collectivement et individuellement, donnant un sens à notre action. Ces moments sont nombreux et ils me rendent très heureux.

Il existe, bien sûr, des côtés beaucoup plus difficiles. Quand les trains ont du retard, quand je suis épuisé, quand tout devient trop lourd. Ou lorsque les projets dans lesquels je suis impliqué dans ma ville, que j’adore, nécessitent beaucoup de réunions, de détermination, de courriels très formels et de patience. Plus que toute autre chose, une puissante obstination me porte dans ces moments-là.

 

Parfois, le fait que j’assume publiquement un nouveau narratif fait d’imagination, de collaboration – voire de renversement des valeurs – ouvre la porte à des abus et attaques de la part de personnes qui ne comprennent pas l’objectif du projet ou ont un intérêt direct à le voir échouer. Les médias sociaux rendent cette agressivité beaucoup plus facile et plus toxique que lorsqu’il fallait se rencontrer pour communiquer et débattre. Alors ce travail me rend-il heureux ? Pas vraiment. Je ne peux traverser ces périodes que grâce au soutien de celles et ceux qui m’entourent, à la solidarité et à la culture de travail coopératif que nous avons créées ensemble. Ainsi qu’à notre volonté de demander « ça va ? » et de chercher l’appui dont nous avons besoin, convaincu-es de la justesse de ce que nous faisons.

Serais-je plus heureux si je ne faisais pas ce travail d’activiste, si j’étais béat d’ignorance et inconscient de ce qui se passe ? Je ne le pense pas. Aldo Leopold, un des premiers écologistes, a écrit en 1949 que « l’une des pénalités d’une éducation écologique est que l’on vit dans un monde de blessures... Un écologiste peut soit endurcir sa carapace et faire croire que les conséquences de la science ne le regardent pas, soit être le médecin discernant les empreintes de la mort dans une communauté qui s’imagine en bonne santé et ne veut pas qu’on lui dise le contraire. 

Je n’ai pas l’intention de « durcir ma carapace » de cette manière. Une fois vue et vraiment intériorisée, ce que Martin Luther King appelait « l’urgence féroce du moment », l’urgence climatique et écologique, le fossé grandissant de l’inégalité sociale, la riposte du patriarcat, de la suprématie blanche et du colonialisme, il est impossible de ne plus la voir. C’est comme si, endormi dans votre maison avec vos enfants dans la pièce voisine, vous vous réveilliez et sentiez de la fumée. Vous seriez tout simplement incapable de vous retourner et de vous rendormir. Essayer de me divertir et de remplir mes heures avec des tâches et activités sans intérêt me coûterait énormément plus d’énergie et serait plus épuisant sur le plan psychologique que faire ce que je peux pour contribuer. Bien sûr, chacun de nous manifeste ce sentiment d’action déterminée de différentes manières. Par exemple, je fais de la transition, ma femme se fait arrêter avec Extinction Rebellion, certaines personnes vont en prison pour Just Stop Oil, d’autres plantent des arbres. Chacun-e trouve sa voie.

«La vision d’un monde extraordinaire à faible émission carbone, plus égalitaire, plus juste, plus équitable, plus gentil devient plus proche, plus précise.»


Mon approche prend ses racines dans les trois années très formatrices, que j’ai passées au début de la vingtaine à vivre dans un incroyable monastère bouddhiste tibétain en Italie. J’ai été complètement pris par le concept de bodhisattva, un mot qui désigne les personnesdont la compassion est si grande qu’ils travaillent à aider le plus grand nombre à atteindre l’illumination, au lieu de se concentrer sur la leur. Les enseignements à ce sujet sont magnifiques : ils parlent de vivre une vie au service des autres, de travailler pour le bonheur des autres plutôt que pour le sien propre. Les enseignant-es et les méditant-es qui incarnaient ce principe étaient les êtres les plus heureux que j’aie rencontrés.

Depuis là, je vois mon travail comme une expression de cet esprit, de cette philosophie. Si vous faites du militantisme en quête de votre bonheur, cela ne vous rendra pas heureuse ou heureux. Si vous le faites avec la motivation de donner du bonheur aux autres, cela vous apportera beaucoup plus. Vous ne serez pas toujours heureuse ou heureux, mais quand ça arrive, c’est magnifique.

Je pense à tou-tes les grand-es militant-es qui m’ont précédé et ont inspiré ce que je fais. Martin Luther King, Rosa Parks, les étudiants de la place Tiananmen, Malcolm X, le mouvement Chipko, les femmes qui – en ce moment même en Iran – protestent contre le patriarcat brutal en dansant magnifiquement et sauvagement dans la rue, les cheveux au vent... L’activisme de ces différentes personnes vise-t-il à les rendre « heureuses » ? Elles ont fait ce qu’elles ont fait parce qu’elles n’avaient pas le choix et étaient au service de quelque chose de plus grand. Comme tous les grand-esartistes d’ailleurs. Toutes et tous ont dû relever des défis bien plus viscéraux, brutaux et effrayants que moi.

Enfin, vous me demandez à quoi ressemble ce bonheur, lorsque je le vis. Il est comme si j’étais en phase avec le monde. Je me sens être au service de la vie, du bonheur, de la beauté, de la joie, de la connexion. La vision de ce monde extraordinaire que pourrait être un monde à faible émission carbone, plus égalitaire, plus juste, plus équitable, plus gentil devient plus proche, plus précise. Comme si le voile entre notre monde et celui-là s’amincissait. J’ai l’impression que les mains de mes petits-enfants, qui ne sont pas encore nés, se glissent doucement dans les miennes et les serrent en signe de reconnaissance. Je peux me regarder dans le miroir : j’ai donné tout ce que je pouvais. Je sens que c’est juste.


Marcel Hänggi est journaliste scientifique et écrivain. En 2019, avec l’Association suisse pour la protection du climat, il a lancé l’Initiative pour les glaciers. Elle demande de renoncer au gaz fossile, au pétrole et au charbon d’ici 2050 au plus tard. Le Parlement a approuvé un contre-projet indirect lors de sa session d’automne 2022. La loi proposée permet une protection du climat efficace et rapide en Suisse, raison pour laquelle le comité de l’Initiative pour les glaciers a retiré celle-ci sous conditions. L’UDC ayant annoncé un référendum, la population suisse votera probablement sur la loi en 2023.



« Il est gratifiant d’exercer un métier qui a du sens. Je trouve passionnant mon travail à l’Initiative pour les glaciers et j’ai du plaisir à le faire, mais parler de bonheur me semble un peu excessif. Bien sûr, on vit des moments forts, par exemple lorsque le Conseil des États a adopté le contre-projet indirect. Voilà un joli succès, surtout quand nous avons reçu juste après les félicitations de personnes qui font de la politique depuis très longtemps. J’ai alors réalisé l’ampleur de la réussite à l’échelle de la vie politique locale. Et j’ai aussi découvert le travail en équipe, d’une grande efficacité en ce qui concerne l’Initiative pour les glaciers. Nous discutons parfois de choses qui ont d’abord l’air impossibles, puis décidons de les mettre en œuvre malgré tout, et ça marche ! Par exemple : le matin avant que l’UDC annonce, bien trop tôt, le référendum contre le contre-projet indirect, nous avions entendu de premières rumeurs à ce sujet. L’équipe a mis le turbo et nous avons pu réagir correctement le jour même. De tels moments sont formidables.

D’un autre côté, évidemment, mon travail me confronte sans arrêt à tout ce que la situation peut avoir de désespéré. Mon engagement vient du fait que je lutte contre des circonstances qui, fondamentalement, ne donnent aucun sentiment de satisfaction. La situation actuelle me paraît très difficile, surtout pour les jeunes. Quand j’avais l’âge que mes enfants ont aujourd’hui, l’Union soviétique s’était dissoute, la guerre froide avait pris fin et, soudain, tellement de choses semblaient possibles ! On finissait alors la maturité avec l’impression que le monde n’attendait que nous. Une sensation d’euphorie. Aujourd’hui, les jeunes grandissent avec la crise climatique, la guerre et le reste... Je trouve cela dur à gérer, même pour mes propres enfants. Je ne veux pas leur mentir, mais pas non plus leur retirer tout espoir.

«Nous devons changer le monde et, si nous y parvenons, il pourra devenir meilleur.»


Dans le cadre de mon travail à l’Initiative pour les glaciers, j’ai un peu de peine avec quelques adversaires politiques. Les respecter est une chose, mais quand l’UDC raconte n’importe quoi, on ne peut pas juste parler d’un autre point de vue : ce sont purement et simplement des mensonges. Je n’aime pas débattre avec ce genre de personnes. Je suis parfois aussi étonné par l’incroyable inertie de toute la machine politique. Cela dit, le contre-projet à l’Initiative pour les glaciers a été élaboré en un an, ce qui est très rapide, et j’ai pu faire avancer les choses en coulisses. Au début, je m’imaginais lancer une initiative, la déposer et passer au vote. Mais en réalité, c’est beaucoup une question de négociation, surtout avec un contre-projet. Ça donne un côté ludique, un peu comme jouer au poker : si tu mises trop gros, tu ne gagnes rien. Trop bas, tu obtiens ce que tu voulais, mais tu aurais pu avoir davantage. Et il y a toujours de nombreuses inconnues. Je conçois bien à quel point cela peut être fascinant quand on aime jouer. Par contre, hors de question de laisser échouer notre projet, et cela est souvent pesant. La responsabilité et la pression aussi : lorsqu’il s’agit de prendre des décisions importantes, je sens parfois le poids de la responsabilité. En plus, certaines joueuses ou certains joueurs mettent toute la pression pour nous influencer dans un sens ou dans l’autre.

Avant de lancer l’Initiative pour les glaciers, j’ai été journaliste et écrivain. En comparaison, je suis content de pouvoir maintenant exercer un impact direct. Et très tangible lors du travail sur cette loi : j’avais le rôle d’intermédiaire entre la science et la politique, et il fallait très concrètement savoir comment intégrer les connaissances scientifiques dans la politique. Rien à voir avec le fait de simplement rédiger sur le sujet ! D’un autre côté, comme journaliste, j’étais plus libre et indépendant qu’aujourd’hui. Je pouvais écrire ce que je voulais et que je croyais être juste. Je pouvais être critique sans me soucier de plaire à la majorité. Or, la politique consiste à toujours essayer de défendre des positions qui permettent de gagner des majorités. Le journalisme et la politique ont des objectifs différents et fonctionnent selon des règles différentes, d’accord, mais je remarque parfois que l’indépendance de ma pensée en souffre : j’écarte déjà ce qui ne semble pas en mesure de remporter la majorité. En fait, l’Initiative pour les glaciers et le contre-projet sont trop peu exigeants par rapport à l’ampleur de la menace. Trop peu, trop tard. En tant que journaliste, je critiquerais cela, mais c’est le mieux que nous puissions obtenir et il existe un potentiel pour aller plus loin. Donc c’est bien.

Ce qui me rend le plus heureux est de travailler avec des jeunes, par exemple dans "l’espace climat" de la Grève du climat zurichoise. J’y vais rarement, car je ne fais pas partie du mouvement, mais je m’y sens toujours bien, malgré que j’aie deux à trois fois l’âge de la plupart des grévistes. Jamais je n’ai eu la sensation d’être malvenu. La façon dont les jeunes activistes se comportent mutuellement est géniale. On pourrait dire "attentionnée" ou même "affectueuse". L’intensité du mouvement de la Grève du climat est aussi un facteur de bonheur, mais pas seulement : si elle nous permet d’éviter la catastrophe climatique, alors nous aurons beaucoup de chance. Nous devons changer le monde et, si nous y parvenons, il pourra devenir meilleur. »

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