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09.12.2020 par Muriel Raemy

L’écocide devant la justice?

Des voix s’élèvent tout autour de la planète pour réclamer la ­reconnaissance par la Cour pénale internationale du crime d’écocide. Derrière cette notion juridique encore floue se cache un enjeu de taille: juger les responsables de la destruction massive des écosystèmes à l’échelle mondiale. Est-ce la bonne voie?

Article du thème Environnement et droit
Illustration: Claudine Etter
Écocide: la contraction du grec «oikos» (maison) et du latin «occidere» (tuer) désigne la destruction de notre maison commune, autrement dit la Terre. La lutte pour reconnaître le crime d’écocide monte en puissance à l’échelle internationale afin de pouvoir de juger et condamner les personnes, les États ou les entreprises qui déstabilisent les grands équilibres écologiques de la planète. L’enjeu? Une justice punitive, mais surtout préventive – et efficace dans le monde entier. Plusieurs initiatives nationales ont déjà vu le jour. En Allemagne, des activistes du groupe Extinction Rebellion ont bloqué début octobre l’accès au parlement, à Berlin, pour réclamer une loi sur l’écocide. En France, la Convention citoyenne pour le climat l’a inscrite dans les 149 mesures présentées cet été à son gouvernement. 
Valérie Cabanes (prononcer Cabanès), une juriste française spécialiste des droits de l’homme et co-fondatrice du mouvement citoyen mondial «End Ecocide on Earth», s’est faite la porte-parole d’une cause pas toujours bien comprise. «Mais je suis patiente. Une cinquantaine d’années sont nécessaires pour faire évoluer les mentalités.» Ça tombe bien, la notion d’écocide a justement cet âge-là.

La CPI

Arthur W. Galston, biologiste et éthicien américain, utilise ce terme pour la première fois en 1970, afin de dénoncer l’épandage de l’agent orange – un défoliant – au Vietnam, par l’armée de son pays. Il estime que les dangers encourus par la santé humaine et environnementale doivent être considérés comme un crime contre l’humanité. 
Les choses ne vont pas si mal, au début des discussions au sein de la Commission du droit international, l’organe des Nations Unies (ONU) qui prépare le Code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité. En 1991, l’article 26 sur les actes portant gravement atteinte à l’environnement en temps de paix est adopté en première lecture du projet de réforme de ce Code. Mais les problèmes juridiques s’amoncellent et cet article ne voit jamais le jour. Cent vingt États se réunissent en 1998 à Rome et signent le Statut du même nom, avalisant ainsi la fondation de la Cour pénale internationale (CPI), une juridiction permanente chargée de juger les personnes accusées de génocide, de crime contre l’humanité, de crime d’agression et de crime de guerre. Déterminer les responsabilités dans la déforestation de l’Amazonie, les retombées de Fukushima ou la pollution par les sables bitumineux de l’Alberta devra encore attendre. 

Stop Ecocide

Le concept d’écocide est ensuite popularisé par l’avocate écossaise Polly Higgins dans l’ouvrage Eradicating Ecocide écrit en réaction à l’affaire DeepWater Horizon, en 2010. Figure emblématique de la lutte écologique aujourd’hui disparue, l’avocate est restée persuadée que reconnaître l’écocide à l’échelon de la CPI permettrait d’adresser un message dissuasif aux potentiels justiciables. Cette cour jouirait d’une pleine compétence universelle sur n’importe quel ressortissant de n’importe quel pays; elle pourrait contraindre toute activité industrielle, tout patron de multinationale, tout chef d’État au respect des équilibres écologiques et des écosystèmes. Polly Higgins initie «Stop Ecocide», un mouvement qui réunit des juristes internationaux afin de convaincre et rallier les deux tiers des États signataires, condition pour élargir les compétences de la CPI. Sauf que rien n’a bougé jusqu’à aujourd’hui.
Une autre piste est donc envisagée, comme celle d’encourager au moins un État à inscrire le crime d’écocide dans son droit pénal ou de le reconnaître en droit européen, ouvrant ainsi la voie et montrant l’exemple aux signataires du Statut de Rome. «Aucun pays n’ose prendre l’initiative. Quel gouvernement voudrait être le seul à se plier à de nouvelles manières de faire ? Il faut pouvoir garantir aux économies et aux politiques nationales que les mêmes règles seront observées par tous les États», constate Thomas Egli, fondateur d’Objectif Sciences International, une ONG consultative auprès de l’ONU. 
Le plaidoyer des associations se heurte à des obstacles d’autant plus grands que la définition même de ce crime n’est pas claire. «End Ecocide on Earth» propose celle-ci: «un endommagement étendu ou une destruction qui aurait pour effet d’altérer de façon grave et durable des communs planétaires ou des systèmes écologiques». Les contours de ce crime demeurent cependant très flous. «C’est juste. Voilà pourquoi nous nous ré­férons aux neuf limites planétaires répertoriées par les chercheurs du Stockholm Resilience Centre», ajoute Valérie Cabanes.

Un droit défaillant

Des voix critiques préfèrent voir la mise en place d’instruments pour renforcer une justice qui se donne les moyens d’être plus «punitive» sans créer un nouveau crime qui pourrait viser des activités aujourd’hui licites. Dans un communiqué de presse récente, l’Union internationale pour la conservation de la nature soutient le principe d’écocide, mais juge la proposition trop peu efficace et déplore son manque de lisibilité. «Nous préférerions une ‹grande› loi de droit pénal de l’environnement et un renforcement des moyens humains tel qu’un parquet spécialisé ou une police de l’environnement.» 
D’autres juristes préconisent, pour leur part, la création d’une Cour pénale internationale de l’environnement et/ou un parquet européen de l’environnement, en vue d’harmoniser la coordination entre les autorités compétentes tant au niveau national qu’international et d’universaliser la réprobation, en introduisant des sanctions vraiment douloureuses. «Oui, dans le code de l’environnement, il existe déjà des sanctions administratives à l’encontre de certaines entreprises coupables de délits polluants ou d’infractions. Il suffit toutefois de regarder leur montant dérisoire de celles-ci pour se rendre compte du manque de crédibilité absolu de notre droit pour dissuader les actes les plus dommageables aux écosystèmes.» Valérie Cabanes cite l’affaire de la marée noire causée par l’Erika : la société Total, principal affréteur, a été condamnée à une amende «maxmale» pour délit de pollution de 375 000 euros seulement. Les parties civiles ont aussi obtenu de Total 171 millions d’euros de dommages et intérêts, dont 13 millions au titre de «préjudice écologique» à l’issue de treize années de procédure en 2012. Une amende bien faible au regard de la gravité des faits et en comparaison avec les bénéfices de Total, qui s’élevaient cette année-là à 12 milliards d’euros. 

Une nouvelle jurisprudence

«La mise en place de nouveaux instruments est indéniablement vitale. Mais tant que ceux-ci reposeront sur un droit de l’environnement fragmenté par secteurs, les lois resteront inefficaces», constate Thomas Egli. L’ONG qu’il dirige organisera le Forum de Genève au mois de décembre de cette année. Cette édition sera la neuvième dédiée aux droits de la Nature (voir aussi l’article «Et si la Nature pouvait se défendre»), une initiative universelle qui veut reconnaître la nature comme sujet de droit et écrire ainsi une nouvelle jurisprudence. L’ONU a ouvert à ce sujet un dialogue, intitulé «Harmonie avec la nature». Dans une note publiée en 2016, le secrétaire général admet que les lois en vigueur relatives à l’environnement «sont inefficaces en raison de leur fondement conceptuel. Ces lois scindent les écosystèmes en entités distinctes, une approche incompatible avec le fait qu’ils sont étroitement liés et interdépendants.» 
Incriminer l’écocide : le lien manquant ? «Reconnaître l’écocide au même rang que les crimes contre la paix, comme le sont les crimes contre l’humanité, c’est justement reconnaître que les écosystèmes et les conditions d’existence de l’humanité sont interdépendants, c’est appeler aux responsabilités vis-à-vis des générations futures», conclut Valérie Cabanes.

Litérature

«Un nouveau Droit pour la terre, pour en finir avec l’écocide», Valérie Cabanes, Seuil

«Homo Natura, en harmonie avec le vivant », Valérie Cabanes, Buchet /Chast
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