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05.03.2025 par Roland Fischer

«Une forme de financement incompatible avec la médecine»

Voilà dix ans déjà que Giovanni Maio, éthicien médical, dénonçait dans un petit livre* le «modèle d’affaires de la santé». Le sujet n’a jamais quitté son esprit, d’autant que la situation politique a empiré depuis lors. M. Maio s’inquiète surtout pour la Suisse. 

Article du thème ARGENT ET SANTÉ
Illustrations: Claudine Etter

moneta: Giovanni Maio, dans votre livre publié aux éditions Suhrkamp, vous mettez en lumière les conséquences de la mainmise de l’économie sur la médecine ainsi que la façon dont cette dernière se transforme intrinsèquement. Avant de venir à l’actualité, quelle chronologie historique voyez-vous dans cette mainmise? Quels en sont les antécédents? 
Giovanni Maio En Allemagne, en tout cas, ce changement remonte aux années 1970. On craignait alors que les coûts de la santé augmentent sans cesse. Il s’agissait avant tout d’endiguer impérativement une explosion des dépenses, bien qu’on n’ait pas constaté cette explosion. En annoncer une a suffi à faire adopter des lois avec un dénominateur commun: réduire les coûts, et non pas garantir un approvisionnement aussi bon et économe que possible. Parmi les nombreuses propositions, le choix s’est finalement porté sur les forfaits par cas, car ils paraissaient plus efficaces sur les coûts. 

À quoi ressemblait le modèle précédent? Les hôpitaux et médecins recevaient-ils en quelque sorte des chèques en blanc de la société, ainsi que vous l’écrivez dans votre livre? 
C’était un système de financement rétroactif par les caisses maladie. Les dépenses étaient calculées et présentées aux caisses, qui réglaient ensuite la facture, même s’il fallait négocier avec elles les forfaits journaliers. Cela permettait au personnel de santé de se concentrer intégralement sur le traitement et les besoins de la patientèle. Mais un tel système n’incite évidemment pas à remédier aux ineffica­cités éventuelles. 

Il comptait donc, pour ainsi dire, sur la responsa­bilité économique du corps médical. 
Oui, il reposait sur une volonté de gérer raisonnablement les ressources. Je dirais que cela se vérifiait en général, à l’exception notable des durées d’hospitalisation: les gens restaient alités trop longtemps, même quand c’était inutile. Les responsables politiques ont vu, dans ce véritable gas­pillage de ressources médicales, un point sur lequel agir en instaurant des forfaits par cas. En légiférant sur ces derniers, on devait en principe pouvoir «faire transiter» plus rapidement les patientes et patients. Ce n’était pas un effet secondaire, mais bien l’objectif. 

Celui-ci a peut-être été atteint, mais les coûts ont tout de même continué d’augmenter, comme nous l’avons constaté. 
Bien sûr. Ils se sont simplement déplacés. Puisqu’un genre de «prix à l’unité» était désormais fixé pour chaque personne prise en charge, les hôpitaux pouvaient déterminer précisément quels traitements étaient rentables ou pas. Facile de prédire le résultat: on s’est alors concentré de plus en plus sur les maladies «chères» et on a commencé à économiser avant tout sur le personnel, ce qui a entraîné une détérioration persistante des conditions de travail. Les hôpitaux sont devenus des entreprises et les médecins servent maintenant deux maîtres, la patientèle et la réussite de l’entreprise. D’où un dilemme moral permanent. 

Attendez... Les médecins resteront quand même du côté de la patientèle dans un cas concret, non? Avec encore toute liberté de choisir le meilleur traitement médical. 
Détrompez-vous! Il y a forcément des effets quand on impose au personnel médical de penser aussi sous l’angle entrepreneurial. Même à son insu, le corps médical sera en quelque sorte reprogrammé, petit à petit. Si la direction vous reproche sans cesse de ne pas avoir généré un chiffre d’affaires suffisant, cela produira un impact. En corrompant le corps médical, qui se retrouve inévitablement face à un conflit de rôles et de valeurs. Les médecins ressentent alors de plus en plus d’insatisfaction dans leur travail, un mal-être croissant. Leur tâche devrait consister à soigner au mieux les malades, et non de maximiser les profits. Mais le système ne leur laisse pas le choix et les dépossède de leur sens de l’action médicale. 


«  Actuellement, l’économie ne sert pas la médecine, c’est la médecine qui sert l’économie en n’accomplissant que ce qui promet des bénéfices.  »


Quel est l’impact sur la relation médecin-patientèle? 
Il déteint aussi. Les patientes et patients s’interrogent: «Est-ce qu’on me recommande ça parce que c’est bon pour moi ou parce que ça rapporte à l’hôpital?» En outre, le système de forfait par cas a créé toute une série de mauvaises incitations. Il encourage à parler le moins possible aux malades et à les traiter le plus possible (et le plus cher possible). Paradoxalement, nous nous trouvons ainsi à la fois devant une sous-médicalisation et une surmédicalisation: une sous-médicalisation psychosociale associée à une surmédicalisation interventionnelle. Autrement dit, on parle de moins en moins et on intervient de plus en plus. Cela entraîne un sentiment de traitement à la chaîne de même qu’une frustration du personnel soignant et médical, qui n’a pas été formé pour ce type de médecine et de soins. 

Vous connaissez bien la situation en Suisse. En sommes-nous là? 
J’ai été très triste de constater que la Suisse a commis des erreurs de ce type, ces dernières années, bien que sous une forme un peu atténuée. Elle a été mal conseillée. La situation dans des pays comme l’Allemagne était déjà tellement claire qu’on aurait pu voir le problème venir. On entendait alors suffisamment de voix critiques mettre en garde contre les conséquences. Il est bien dommage que la Suisse ait quand même tablé sur les forfaits par cas, car elle aurait pu faire mieux. 

Un des chapitres de votre livre parle de la nécessité de la pensée économique en médecine. L’écono­misation n’est donc pas totalement erronée? 
Je suis éthicien, pas économiste. Je me garderais d’affirmer qu’une médecine de qualité ne peut exister qu’en cessant de penser à l’argent. Elle doit utiliser les moyens disponibles de manière raisonnable, donc s’inquiéter aussi de sa viabilité économique. Je suis favorable à une réflexion économique, mais pas uniquement pour maximiser les profits. Dans le contexte médical, l’expertise économique doit toujours avoir une fonction de service. Or, actuellement, l’inverse prévaut: l’économie ne sert pas la médecine, c’est la médecine qui sert l’économie en n'accomplissant que ce qui promet des bénéfices. Elle se détourne ainsi de sa mission sociale originelle et il y a là de quoi s’inquiéter.

Où voyez-vous une utilisation «déraisonnable» des moyens? 
Les exemples sont légion. Selon les calculs actuels, les soins de base ne sont pas «rentables». Les ressources font sans cesse défaut, aussi bien en pédiatrie qu’en gériatrie. Laisser les soins de santé à la seule logique de maximisation des profits ne se traduit pas automatiquement par de bonnes prestations pour la population: on se contente de proposer ce qui rapporte. Les petits hôpitaux des régions rurales sont alors extrêmement désavantagés, ce qui aboutit bien sûr à une réduction des soins de base et à une surconstruction de cliniques qui, dans une certaine mesure, vendent des interventions coûteuses. Voilà ce qui se dessine maintenant en Suisse: de nombreux hôpitaux importants – y compris les établissements cantonaux très réputés – font face à des difficultés financières. On ne devrait pas commettre l’erreur de démanteler ces soins de base ni croire que seuls les hôpitaux qui ont de bons résultats économiques sont nécessaires, car les bilans sont muets quant à l’importance d’un établissement pour la prise en charge des patientes et patients. 

Mais de plus en plus d’hôpitaux sont dans le rouge. 
Cessons d’imaginer qu’un hôpital peut exister uniquement s’il est rentable. Nous devons nous rappeler que l’on peut gagner beaucoup d’argent avec la santé, mais que celle-ci ne constitue pas un marché. Les hôpitaux fournissent des prestations d’intérêt général et, en tant que tels, ils servent le bien commun. Une vie digne implique d’avoir accès à des soins de santé à proximité près de chez soi. Il convient donc d’aménager le paysage hospitalier afin de répondre aux besoins. Les bilans financiers ne suffisent pas à assurer des soins équitables. 

Politiquement, qu’est-ce que cela signifie? Doit-on supprimer les forfaits par cas? 
On doit en tout cas remettre en question ce système. Avec moins de marché, mais davantage de professionnalisme et d’orientation vers les besoins. Peut-être devrait-on ins­taurer un système de rémunération dans lequel on récompenserait les médecins qui traitent bien leur patientèle. 

A-t-on pris conscience des erreurs commises au niveau politique? 
Oui et non. Le ministre allemand de la Santé a beau reconnaître aujourd’hui que l’économie de marché a pris trop d’importance, il ne l’a pas atténuée pour autant. Il l’a juste maintenue pour la prochaine ère. La réforme en cours des hôpitaux allemands est un bricolage plutôt raté, incapable de résoudre le problème fondamental. Peut-être devons-nous tout bonnement apprendre à faire parfois preuve de courage: en corrigeant l’erreur originelle, en reconnaissant enfin que les forfaits par cas sont une forme de financement incompatible avec la médecine. 

Vous parlez souvent de la «dépendance» des personnes malades. Qu’entendez-vous par là? 
C’est très simple: les patientes et patients ne sont pas des clientes ou des clients, mais des gens dans une situation de besoin, avec un déséquilibre de pouvoir. On doit donc absolument les protéger contre l’exploitation, s’intéresser sincèrement à leur personne et à leurs souffrances. Quelqu’un doit les écouter, ce qui exige un véritable engagement humain. 

Mais quand on va à l’hôpital ou chez le médecin, on s’attend aussi à recevoir de l’aide avec toutes les technologies médicales possibles. 
Oui, le personnel soignant doit être en mesure de proposer une solution technique. Mais c’est uniquement avec la discussion, à travers l’aspect humain, que le corps médical saura si la technique constitue la vraie solution au problème ou si elle se contente de le reporter. Les médecins doivent s’intéresser aussi bien à ce que la personne doit traiter qu’à ce qu’elle est. Le «quoi» et le «qui» vont de pair en médecine. De nos jours, dans le contexte du traitement, on s’intéresse presque exclusivement au «quoi» et non au «qui». Voilà bien une erreur fatale de la médecine moderne, laquelle devient de plus en plus une discipline de transit. 

Et comment remettre l’humain au cœur des préoccupations? 
Ce n’est possible que par le dialogue, raison pour laquelle je parle également de «médecine relationnelle». Les mé­decins sont autre chose que des ingénieures ou ingénieurs du corps humain. En transformant leur contact avec la patientèle en une véritable rencontre entre deux personnes, on parviendra à créer un espace pour une médecine réel­lement axée sur la patiente ou le patient. Une médecine qui lui fera sentir qu’on la ou le prend au sérieux. 

Tout cela paraît nécessaire et judicieux, mais permettez-moi encore une remarque d’ordre éco­nomique: le succès d’un tel niveau de relation sera probablement difficile à mesurer, non? Et il serait donc ardu de justifier son importance. 
Bien sûr, ce serait compliqué d’en mesurer la réussite, mais la discussion garde quand même toutes sa valeur et tout son sens. En matière de santé, on devrait juger plutôt que mesurer. L’art de la médecine réside dans l’établissement d’une bonne indication. Il s’agit non seulement de reconnaître la maladie, mais aussi de la comprendre. Ne pas se contenter de voir les résultats, mais s’intéresser également à l’état de santé de la patiente ou du patient.


Foto: zvg
Giovanni Maio est médecin et philosophe. Il est éga­lement titulaire de la chaire d’éthique médicale à l’université Albert Ludwig de Fribourg-en-Brisgau et directeur de l’Institut d’éthique et d’histoire de la médecine. Dans son dernier livre (Ethik der Verletzlichkeit, 2024, non traduit en français), M. Maio affirme que la vulnérabilité et la dépen­dance sont indispensables à l’existence humaine, malgré tous les efforts vers l’autonomie.

*« Wie der Markt die Heilkunst abschafft », éd. Suhrkamp, 2014 (inédit en français).
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