moneta: Giovanni Maio, dans votre livre publié aux éditions Suhrkamp, vous mettez en lumière les conséquences de la mainmise de l’économie sur la médecine ainsi que la façon dont cette dernière se transforme intrinsèquement. Avant de venir à l’actualité, quelle chronologie historique voyez-vous dans cette mainmise? Quels en sont les antécédents?
Giovanni Maio En Allemagne, en tout cas, ce changement remonte aux années 1970. On craignait alors que les coûts de la santé augmentent sans cesse. Il s’agissait avant tout d’endiguer impérativement une explosion des dépenses, bien qu’on n’ait pas constaté cette explosion. En annoncer une a suffi à faire adopter des lois avec un dénominateur commun: réduire les coûts, et non pas garantir un approvisionnement aussi bon et économe que possible. Parmi les nombreuses propositions, le choix s’est finalement porté sur les forfaits par cas, car ils paraissaient plus efficaces sur les coûts.
À quoi ressemblait le modèle précédent? Les hôpitaux et médecins recevaient-ils en quelque sorte des chèques en blanc de la société, ainsi que vous l’écrivez dans votre livre?
C’était un système de financement rétroactif par les caisses maladie. Les dépenses étaient calculées et présentées aux caisses, qui réglaient ensuite la facture, même s’il fallait négocier avec elles les forfaits journaliers. Cela permettait au personnel de santé de se concentrer intégralement sur le traitement et les besoins de la patientèle. Mais un tel système n’incite évidemment pas à remédier aux inefficacités éventuelles.
Il comptait donc, pour ainsi dire, sur la responsabilité économique du corps médical.
Oui, il reposait sur une volonté de gérer raisonnablement les ressources. Je dirais que cela se vérifiait en général, à l’exception notable des durées d’hospitalisation: les gens restaient alités trop longtemps, même quand c’était inutile. Les responsables politiques ont vu, dans ce véritable gaspillage de ressources médicales, un point sur lequel agir en instaurant des forfaits par cas. En légiférant sur ces derniers, on devait en principe pouvoir «faire transiter» plus rapidement les patientes et patients. Ce n’était pas un effet secondaire, mais bien l’objectif.
Celui-ci a peut-être été atteint, mais les coûts ont tout de même continué d’augmenter, comme nous l’avons constaté.
Bien sûr. Ils se sont simplement déplacés. Puisqu’un genre de «prix à l’unité» était désormais fixé pour chaque personne prise en charge, les hôpitaux pouvaient déterminer précisément quels traitements étaient rentables ou pas. Facile de prédire le résultat: on s’est alors concentré de plus en plus sur les maladies «chères» et on a commencé à économiser avant tout sur le personnel, ce qui a entraîné une détérioration persistante des conditions de travail. Les hôpitaux sont devenus des entreprises et les médecins servent maintenant deux maîtres, la patientèle et la réussite de l’entreprise. D’où un dilemme moral permanent.
Attendez... Les médecins resteront quand même du côté de la patientèle dans un cas concret, non? Avec encore toute liberté de choisir le meilleur traitement médical.
Détrompez-vous! Il y a forcément des effets quand on impose au personnel médical de penser aussi sous l’angle entrepreneurial. Même à son insu, le corps médical sera en quelque sorte reprogrammé, petit à petit. Si la direction vous reproche sans cesse de ne pas avoir généré un chiffre d’affaires suffisant, cela produira un impact. En corrompant le corps médical, qui se retrouve inévitablement face à un conflit de rôles et de valeurs. Les médecins ressentent alors de plus en plus d’insatisfaction dans leur travail, un mal-être croissant. Leur tâche devrait consister à soigner au mieux les malades, et non de maximiser les profits. Mais le système ne leur laisse pas le choix et les dépossède de leur sens de l’action médicale.