Les médias professionnels vont mal. De moins en moins de gens sont abonnés à un journal, les activités en ligne rapportent peu et la SSR doit réaliser des économies massives. Tentative d’explication de la crise avec Daniel Vogler, du Centre de recherche Public et Société (fög).
Dans une boutade, Karl Valentin [le Charlie Chaplin allemand], s’étonnait qu’il se passe chaque jour exactement autant de choses que pouvait en contenir un journal. On devrait désormais reformuler ainsi ce trait d’esprit : « ... que peut en contenir un fil d’actualité. » Voilà qui résoudrait le problème, en principe, puisqu’un tel fil est infini. Contrairement à notre capacité d’attention, bien limitée. Et, pour compliquer la situation, toutes les « nouvelles » qui s’agitent sur un fil ont fort peu à voir avec les bonnes vieilles informations : elles mélangent divertissement, bizarreries et anecdotes attendrissantes, souvent entremêlées de politique. Un classement arbitraire qui a de quoi perturber, surtout si l’on s’en tient à la conception classique du journalisme. À l’origine, une nouvelle renseignait sur l’état d’une personne, avant de devenir une information sur un événement récent.
Titiller l’attention à tout prix
Nous conviendrons que les informations ne sont pas toutes dignes du même intérêt. Les médias numériques ont aussi entraîné un autre changement crucial : ce n’est plus un comité de rédaction, mais un algorithme qui décide de la pertinence, donc de la destination des informations (la Une ou la poubelle). Jusqu’à récemment encore, les flux (de Facebook, Twitter et consorts) suivaient en quelque sorte le temps réel. On voyait alors défiler les sujets auxquels on s’était abonné-e dans un bel ordre chronologique. Or, cela a rapidement abouti à une surcharge d’informations, que Clay Shirky – spécialiste étasunien des nouvelles technologies de l’information et de la communication – décrit comme une « défaillance du filtre ». Les plateformes se sont dès lors mises à filtrer et trier les flux selon des critères de pertinence. On a appelé cela la « curation de contenu », laquelle a ouvert d’innombrables possibilités de jouer avec l’attention de l’auditoire. On parle aussi d’« économie de l’attention », un concept qui émerveille le monde de la publicité.
TikTok a nettement perfectionné la méthode. L’application chinoise enregistre depuis toujours, sans scrupules et dans les moindres détails, le comportement de ses utilisatrices et utilisateurs, afin de faire correspondre le fil d’actualité à leur humeur. Presque indépendamment des chaînes auxquelles elles et ils se sont abonné-e-s. Le succès donne-t-il raison aux entreprises chinoises ? Ce débat agite le monde et la procédure de vente de la plateforme lancée par les États-Unis est un serpent de mer. Quant à la question de savoir à quel point l’entreprise collabore avec le gouvernement chinois, même sans réponse, elle reste pertinente.
Qui décide de ce qui est important ?
Laissons de côté les débats autour du temps perdu sur les écrans, de l’isolement et des influenceuses ou influenceurs à aspirations discutables. Quand on se penche sur les études consacrées à l’utilisation des médias par la génération Z, on saisit le rapport avec l’éducation politique. Un sondage réalisé par l’agence de publicité alémanique Neoviso affirmait en 2022 qu’en Suisse, la proportion de jeunes qui s’informaient via les réseaux sociaux atteignait 92 pour cent. Environ 50 pour cent consultaient également des journaux en ligne. En clair, les réseaux sociaux ont la préférence de la génération Z pour ce qui est de l’information. Les sujets varient beaucoup : près de 70 pour cent des personnes interrogées s’intéressent à l’actualité mondiale, à peu près la moitié à la politique et à l’environnement. La vidéo constitue manifestement le média le plus populaire (79 pour cent), suivie de l’image (68 pour cent) et du texte (63 pour cent). Une étude allemande révèle que la consommation croissante d’informations via les réseaux sociaux affecte aussi la manière dont on juge la fiabilité de telle ou telle personne. Sur Facebook et X (jadis Twitter), les médias d’information et chaînes de journalistes bénéficient d’une certaine crédibilité. Quant à Instagram et TikTok, le devant de leur scène revient plutôt à des célébrités, influenceuses ou influenceurs et autres particuliers, réparti-e-s en trois parts plus ou moins égales.
Alors que les plateformes classiques comme Facebook et X voient leur audience filer vers des médias visuels tels que TikTok, on peut bien sûr se demander qui décide de la pertinence des informations « consommées ». Cela est d’autant plus vrai que l’économie de l’attention penche clairement vers la tabloïdisation. Mais ne sous-estimons pas trop la compétence médiatique des jeunes : des études montrent aussi leur lucidité quant au caractère discutable d’une opinion formée en tout et pour tout via les réseaux sociaux. Les proches, la famille et les connaissances ont tout autant d’importance. Dans le sondage Neoviso précité, plus de la moitié des personnes interrogées ont déclaré s’informer sur l’actualité mondiale en échangeant avec leur entourage. Maik Fielitz, de l’Institut pour la démocratie et la société civile (IDZ), parle de « nouvelles sociales », ou « social news » : des informations évaluées différemment de celles que l’on peut voir ou entendre dans une émission. Peut-être est-il positif, en définitive, que l’évaluation repose désormais un peu plus sur les utilisateurs et utilisatrices plutôt que seulement sur les cerbères journalistiques ? C’est en tout cas mieux que de se fier aveuglément à un algorithme.