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01.12.2022 par Roland Fischer

«Le bonheur est indissociable du sens»

Mathias Binswanger est l’un des plus célèbres détracteurs de la croissance en Suisse. Ce professeur d’économie n’aborde pas le problème uniquement sous l’angle écologique, car pour lui, la croissance est fortement liée au bonheur. Et aussi au malheur propagé par une économie qui croît inutilement. 

Article du thème Le bonheur
Illustrations: Claudine Etter
moneta: Monsieur Binswanger, vos recherches – qui portaient alors spécifiquement sur l’argent et le bonheur – vous ont amené à écrire un livre consacré à ces sujets. Du temps a passé depuis lors. Dans vos dernières publications, vous parlez plutôt de croissance et de concurrence. Le bonheur, est-il resté une notion centrale pour vous, quand vous pensez à l’économie? 
Mathias Binswanger Absolument, car tout cela est lié. Nous savons désormais que la croissance ne rend pas les gens plus heureux dans les pays très développés. Nous avons en outre davantage conscience des dégâts collatéraux qu’elle occasionne, tels les changements climatiques. Dès lors, la question se pose de savoir s’il est vraiment nécessaire de croître économiquement. 

On peut avoir l’impression que cette question fondamentale demeure en arrière-plan. Alors pourquoi s’accrocher à quelque chose qui ne nous apporte pas de bonheur? 
Pour commencer, force est de constater que cela fonctionne jusqu’à un certain niveau de revenu. Dans des pays pauvres, on peut établir une corrélation entre prospérité croissante et satisfaction de la population. Toutefois, à partir d’un certain niveau, la satisfaction existentielle moyenne stagne, quelle que soit la progression de la croissance économique. Croire qu’une plus grande prospérité matérielle aboutira forcément à davantage de bonheur ou de satisfaction relève donc de l’illusion. 

Quand ce point a-t-il été atteint chez nous? 
Je dirais dans le courant des années 1960. Depuis les années 1970 déjà, de moins en moins de personnes croient en la promesse du bonheur associé à la croissance. Mais il existe un précédent, qui aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. 

C’est-à-dire? 
Le système capitaliste dans lequel nous pataugeons s’est développé au 19e siècle. Jusqu’alors, l’économie était essentiellement agricole. Avec un sol utilisable restreint, les limites étaient claires et, en temps normal, la croissance économique par habitant-e n’existait pas. Mais la demande également avait ses limites. Une fois les gens rassasiés, pourquoi produire davantage d’aliments? 

Voilà donc une vision statique de l’économie? 
Oui, surtout une vision axée sur les besoins réels du moment. L’investissement intègre l’avenir dans l’équation, par conséquent aussi la dynamique de croissance. On investit en prévision d’un moment ultérieur dans l’espoir que les placements seront rentables. Pendant longtemps, cela a été une évidence pour la population, qui sentait que l’on allait vers des conditions plus agréables: meilleure santé, plus longue espérance de vie. 

Puis est survenue cette rupture dans les années 1970. Est-ce un hasard si des publications comme «Les limites de la croissance» sont arrivées à ce moment-là? 
Cela n’a rien d’une coïncidence. On s’interroge depuis lors non seulement sur la possibilité d’une croissance infinie sur une planète finie, mais également sur le sens de cette croissance. On s’est rendu compte du glissement jusqu’alors imperceptible d’une société de couverture des besoins vers une société de création des besoins. 

Que voulez-vous dire par là? 
Prenons l’exemple de l’automobile: s’il s’agissait seulement de satisfaire le besoin de mobilité, le marché serait saturé depuis longtemps, car le but est atteint. Nous n’aurions pas besoin de voitures toujours plus rapides et luxueuses. Or, on a manifestement affaire à quelque chose d’autre: les objets peuvent répondre à un besoin existant, mais aussi en susciter de nouveaux, par exemple en devenant symboles de statut social. 

Justement: acheter une «belle bagnole», peut-il être synonyme de bonheur, du moins pour certaines personnes? 
Uniquement pour celles qui en ont les moyens. Un tel système n’augmentera pas la satisfaction de toute la popu­lation. Même quand un pays s’enrichit dans son ensemble, celles et ceux «d’en bas» continueront de se sentir pauvres en regardant vers le haut. Et aspireront alors à quelque chose qui ne correspond pas vraiment à leurs besoins. 

Je peux comprendre cela, mais un autre aspect me contrarie: le fait que vous laissiez notamment entendre que l’économie devrait assurer le bonheur de tout le monde. Il me semble que peu de gens voient les choses ainsi, actuellement. Si la maximisation du profit a la cote, qu’en est-il du bonheur collectif? 
La question consiste à savoir ce qu’est le bonheur et comment le mesurer. Le réformateur social anglais Jeremy Bentham a cherché à réaliser une telle mesure au 18e siècle. Sa démarche a échoué, aboutissant conceptuellement à une impasse. Depuis lors, la théorie économique moderne s’intéresse à la maximisation de la valeur, mais pas directement au bonheur. Bien qu’il faille satisfaire les besoins des êtres humains de manière optimale, l’idée subsiste que le bien-être subjectif de toutes et tous s’en trouverait accru. 

Et comment réagit la théorie économique face au constat empirique que ce bien-être finit par stagner? 
Ce constat est largement occulté, car on part du principe que toutes les actions des sujets économiques servent à maximiser leur propre intérêt. Voilà qui empêche de distinguer l’obligation systémique de croissance des économies telles qu’elles existent aujourd’hui. Or, dans la réalité, quand la consommation diminue, certaines entreprises souffrent, d’autres doivent fermer, le chômage augmente et la consommation recule de plus belle. Cela mène rapidement à une spirale baissière et directement à la crise économique: il faut donc continuer de croître pour éviter cette spirale descendante. 

Où plongent les racines de cette dynamique? 
Les entreprises doivent réaliser des bénéfices et se font concurrence. Karl Marx avait déjà discerné ce lien substantiel: des sociétés concurrentes essaient d’arriver en tête, d’investir dans une production plus efficace et meilleure, de vendre davantage que les autres. Pas de répit! Nous avons fort bien assimilé ce schéma, qui constitue la base du progrès économique. 

Et si nous fixions d’autres objectifs de politique économique? Des systèmes d’indicateurs différents ont bien été proposés à maintes reprises, afin de ne pas se contenter de mesurer seulement la performance économique, mais aussi le bien-être. 
Il y a eu plusieurs tentatives d’adapter les indicateurs, sauf que cela ne résout pas le problème. Décider quels indicateurs alternatifs prendre en compte conserve une part d’arbitraire. En outre, le PIB reste un paramètre central. Pour changer les choses en profondeur, on doit commencer par les entreprises cotées en bourse. Tant que l’économie demeurera enracinée dans cette pensée de la concurrence et vouée aux actionnaires, l’obligation de croissance en sera renforcée. Même la meilleure responsabilité sociale d’entreprise imposée par le haut s’avérera inutile. 

Et si certaines entreprises faisaient dissidence et devenaient ainsi des modèles?
Je doute que cela fonctionne, étant donné les effets actuels du système. Sitôt qu’une entreprise s’expose de la sorte, elle voit sa valeur en bourse baisser ou finit par devenir une proie. Rapidement, des investisseurs qui la considèrent comme «sous-évaluée» apparaissent. Ils prennent le pouvoir pour la remettre «sur les rails». 

Alors, comment s’en sortir? 
Bonne question! Les coopératives peuvent constituer une solution, mais cela demeure assurément une niche et ne fonctionne qu’avec une faible pression des investissements.On doit bien se rendre compte d’une chose: le système en tant que tel exige cette course à croissance, et non le capitaliste assorti de sa cupidité. Dès que des objectifs de profit sont définis, tout le reste se déroule de manière quasi automatique et anonyme. Certaines directions d’entreprises sont, elles aussi, acculées par les exigences du système. 

Voilà qui est plutôt pessimiste. Autre proposition: que se passerait-il si nous travaillions toutes et tous moins? Serait-ce une solution? 
Beaucoup de gens iraient probablement mieux. Et d’un point de vue strictement économique, la chose aurait même du sens. Si davantage d’argent ne conduit pas à davantage de satisfaction, alors il serait rationnel de consacrer notre temps à d’autres activités qui – espérons-le – nous rendront plus heureuses et heureux. 

Et que ferions-nous du temps ainsi libéré? Consommer davantage ou passer plus de temps sur les réseaux sociaux ne représente pas non plus une solution. Les loisirs sont souvent aussi un moment de consommation. 
Très juste, tel est l’autre gros problème du moment: savoir ce qui nous rend heureux. En général, on l’ignore. Rechercher une plus grande prospérité matérielle est pour ainsi dire systémique dans le régime économique actuel. Le bonheur personnel ne constitue pas forcément un objectif. 

Devons-nous donc toutes et tous devenir hédonistes? Devons-nous faire de la recherche du bonheur une vocation, ou nous ferions-nous simplement piéger par le système? 
Pourquoi pas, si cela va au-delà de la satisfaction de besoins matériels? Il vaut en tout cas la peine de poser la question de manière aussi fondamentale. Depuis la nuit des temps, les philosophes se demandent comment définir une vie bonne. L’économie a plus ou moins relégué cette question au second plan; elle préfère partir du principe que la croissance ne peut être involontaire. Autrement dit, son parti pris est que tant que l’économie croît, la satisfaction des gens aussi, car sinon, ils ne soutiendraient pas la croissance en épargnant pour financer des investissements. 

Cela fait furieusement penser à l’archétype de l’homo economicus, qui prend toujours rationnellement les meilleures décisions. 
Oui, sauf que dans le même temps, les économistes ont dû admettre que cet archétype n’existait pas, que les humains avaient également des côtés irrationnels. Et cela a pour conséquence, entre autres, que les gens se retrouvent facilement pris dans des engrenages. Au statut social évoqué précédemment s’ajoutent les modes, qui changent de plus en plus vite. L’économie a imaginé de nombreuses manières d’attiser notre mécontentement. Nous sommes donc sans cesse en train d’optimaliser des choses guère importantes. 

... Alors que la numérisation est censée nous venir en aide. Pouvons-nous aujourd’hui prendre de meilleures décisions qu’auparavant? 
Eh bien, nous avons au moins la possibilité de comparer beaucoup mieux et plus qu’avant. Mais nos décisions sont-elles meilleures? Pensez seulement au mal que nous nous donnons pour réserver la chambre d’hôtel «parfaite». Ce que l’on oublie facilement, c’est qu’avec la bonne personne à ses côtés, même la chambre la plus minable sera plus agréable qu’une suite luxueuse partagée avec la mauvaise personne. 

Comment pourrions-nous apprendre à faire mieux? Comment améliorer sa vie sans Comparis, Booking et consorts? 
En retrouvant une certaine honnêteté vis-à-vis de nous-mêmes et en nous demandant ce que certaines manières d’utiliser – de gaspiller – notre temps apportent réellement. Actuellement, nous apprenons beaucoup de choses qui nous aident à réussir dans notre vie professionnelle, mais ne nous enseignent guère comment donner du sens à notre vie. Alors que, nous le savons, le bonheur est indissociable du sens. 

Pour conclure, pouvez-vous nous conseiller une lecture utile sur ce sujet? 
La tradition philosophique remonte loin dans l’Histoire. Peut-être vaut-il donc la peine de se tourner vers la Grèce antique. On se posait déjà ces questions à l’époque! Par exemple, dans sa «Politique», Aristote réfléchit à la différence entre une économie insatiable et une économie 
domestique orientée vers les besoins. Cette lecture reste aujourd’hui très stimulante. 

Mathias Binswanger enseigne l’économie politique à la Haute école spécialisée du Nord-Ouest de la Suisse, à Olten. Il est aussi professeur à l’Université de Saint-Gall. Son livre « Die Tretmühlen des Glücks » (litt. « Les pièges du bonheur », non traduit en français à ce jour), paru en 2006, a connu un grand succès en Suisse alémanique. Sorti en 2019, son plus récent ouvrage a pour titre « Der Wachstumszwang – Warum die Volkswirtschaft immer weiterwachsen muss, selbst wenn wir genug haben » (litt. « Obligation de croissance – Pourquoi l’économie nationale devrait-elle continuer à croître quand nous avons assez », idem). Le quotidien zurichois NZZ le place régulièrement parmi les économistes les plus influents dans notre pays.


Alternatives au PIB: comment mesurer le bien-être national?

Parmi les systèmes alternatifs d’indicateurs, le bonheubolivir national brut du Bhoutan est un classique. Conçu comme une enquête auprès de la population (et non comme la collecte de données objectives par un office statistique), il agrège de nombreux indicateurs en un indice de bonheur. L’Équateur et la Bolivie ont suivi une telle voie en ancrant le principe indigène du « sumak kawsay » (« bien vivre ») dans leurs constitutions respectives (en 2008 et 2009). La plupart des indicateurs de développement durable tentent également de tenir compte en premier lieu du bien-être humain. Il se mesure d’ailleurs d’autres façons : par exemple avec l’Indice de développement humain (IDH) de l’ONU ou l’indice Better Life de l’OCDE. En Suisse, l’Office fédéral de la statistique a mis au point un système « Mesure de bien-être » qui comporte plus de quarante indicateurs.

Ce déluge de rapports rend la situation confuse : d’innombrables gouvernements ou initiatives de la société civile – aussi bien à l’échelle internationale que régionale – se sont demandé, ces dernières années, comment mesurer et encourager les conditions du bonheur. On peut citer la Commission européenne en 2011 (« Le PIB et au-delà – Mesurer le progrès dans un monde en mutation ») ou les recommandations de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi en 2009, adressées au gouvernement français de l’époque. 
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