19
11.06.2025 par Roland Fischer

Tout ce qui mène au désordre

Les populistes et autocrates ont besoin de propagande pour accéder au pouvoir et pour l’exercer. Comme on le voit dans la Russie actuelle, l’objectif principal est de provoquer une désorientation totale.

Article du thème RENFORCER LA DÉMOCRATIE
Illustrations: Claudine Etter

«Nous vivons dans un monde de simulacres: la plupart des éléments de notre vision de la réalité sont en fait fictifs, ce sont des éléments mythiques réifiés.» Est-ce là une dénonciation des infox, de la des­information, des manipulations par l’IA? Que nenni! Cette citation de J. G. Ballard, auteur de science-fiction, date d’il y a environ cinquante ans. Son diagnostic a manifestement des antécédents. M. Ballard a anticipé un sentiment étrange, qui n’allait vraiment infuser dans la conscience générale qu’à la fin des années 1970: la postmodernité, où plus rien n’est sûr.

La postmodernité en Occident et en Orient
Pendant une ou deux décennies, aucun débat culturel n’a échappé au mot magique qui postulait que nous étions entrés dans une nouvelle ère, toujours moderne, certes, mais différente. On l’a baptisée «postmodernité» et elle se caractérise par l’absence d’un récit global unificateur. Elle est multiple, fragmentée et ambiguë. Il en a ensuite été de moins en moins question, en tout cas en Occident. Nous n’avons pas remarqué que, pendant cette période, «la Russie s’est véritablement enivrée de relativisme», comme le soutient Roman Horbyk. Ce spécialiste ukrainien des médias et de la propagande en Europe de l’Est, entre autres, enseigne et mène des recherches à l’Université de Zurich. C’est seulement dans les années 1990, après l’effondrement du bloc soviétique, que la Russie a eu accès à toutes ces théories — et il y en avait beaucoup à rattraper. «Le pays a intégré de telles idées venues de l’Occident.» M. Horbyk qualifie non sans ironie le résultat de cette intégration de «McLéninisme»: une sorte de mélange entre les idéologies de Lénine et du théoricien canadien Marshall McLuhan, grand prêtre de la pensée postmoderne, qui dissout toute certitude et désoriente par conséquent. 

Que tout le monde perde ses repères! 
Un personnage en particulier retient notre attention: Vladislav Surkov. On le retrouve au cœur d’un film d’Adam Curtis, documentariste et archiviste de la BBC. Intitulé «Hypernormalisation», cette œuvre touche à tout: Syrie, Russie, intelligence artificielle, turbulences politiques et idéologiques dans le monde entier. D’après M. Curtis, Vladislav Surkov – proche conseiller de Vladimir Poutine et ancien metteur en scène de théâtre d’avant-garde – s’est attaché à «transformer la politique en une scène étrange où plus personne ne savait distinguer le vrai du faux». Les camarades de M. Surkov se décrivaient comme des «technologues politiques». Pour la plupart issues de la dissidence, ces personnes avaient soudain trouvé leur place à la cour du président Poutine. Depuis lors, la stratégie intrinsèque du Kremlin consiste à semer la confusion dans les esprits pour que tout le monde, opposition comprise, perde ses repères. En d’autres termes, selon les propres mots de M. Surkov: il s’agit d’utiliser les conflits pour «maintenir la perception dans un état constant de fluctuation, afin de diriger et de contrôler». 
Spécialiste des médias, Roman Horbyk connaît bien le personnage haut en couleur qu’est Vladislav Surkov et son parcours atypique: «On devrait peut-être le qualifier non pas d’artiste, mais plutôt d’escroc.» Illusionniste et imposteur de haut vol, il a largement puisé dans ses connaissances culturelles pour acquérir une expertise sur toutes les théories postmodernes. Il avait compris que l’on pouvait, pour ainsi dire, battre l’Occident à son propre jeu en recourant au postulat que toute réalité est construite, que chaque individu possède en définitive sa propre vérité. Un relativisme postmoderne façonné par l’Occident lui-même. 

Depuis 2008, «Russia Today» s’emploie à jeter le doute sur l’Occident, ses médias et ses valeurs.


Perte des valeurs, crise économique et tournant technologique 
Vladislav Surkov n’était pas seul, bien sûr. D’anciennes structures de la Russie ont tenu bon dans les années 1990, comme le rappelle Roman Horbyk: «Le KGB, à son apogée, était une organisation puissante, regroupant une masse de personnes et de savoir-faire dans l’art de la manipulation de l’information.» L’Occident n’avait pas encore réalisé qu’un tout nouveau type de propagande allait en sortir. «Nous avons besoin de nouveaux ouvrages de référence en matière de propagande», assène M. Horbyk. 
Ce spécialiste des médias y travaille justement. Il lui semble crucial, pour commencer, de mettre l’accent non pas sur les ruptures, mais sur les continuités dans l’histoire de la propagande. Trois facteurs sont déterminants, à ses yeux, pour que la machine à influencer démarre vraiment. Tout d’abord, la perte de valeurs sociales fiables. Cela s’est produit en Russie en 1991, quand toute une idéologie s’est écroulée, laissant les gens désorientés. «Et nous observons la même chose en Occident, de nos jours, avec l’érosion des anciennes valeurs.» S’y ajoute une variable importante: l’économie. Plus elle vacille, plus les propagandistes en profitent. Le troisième ingrédient essentiel est, selon Roman Horbyk, l’évolution technologique. Celles et ceux qui acquièrent rapidement de bonnes compétences médiatiques disposent de grandes possibilités d’influencer la population. Lénine et les bolcheviks l’ont démontré, tout comme Hitler et Goebbels. 

Diffuser le chaos plutôt que la «vérité» 
Pour résumer, on pourrait diviser l’histoire de la propagande en trois phases: au début, elle consistait simplement et au sens premier du terme (du latin propagare, «diffuser, étendre») à propager la vé­rité – catholique – dans le monde. À ce moment, qui correspond au 17e siècle, il a d’abord fallu créer des médias pour diffuser cette vérité. On n’emploierait le terme «propagande» au sens où on l’entend aujourd’hui qu’à partir de la deuxième phase, que l’on pourrait qualifier d’ère de la manipulation. Elle se caractérise par les médias de masse ainsi que par la pensée de la publicité et de la psychologie. La propagande s’est alors aussi scientifisée. 
Et nous voilà désormais à l’ère de la propagande postmoderne, très bien illustrée par l’histoire de la chaîne de télévision RT (anciennement Russia Today). Démarrée comme un ambitieux projet de diplomatie publique, visant à donner une image positive de la Russie au reste du monde, elle a évolué en 2008 pendant le conflit entre la Russie et la Géorgie. Depuis lors, RT s’emploie à jeter le doute sur l’Occident, ses médias et ses valeurs, conformément à son slogan actuel «Question more» («Osez questionner» en français). La déclaration d’un membre du personnel en dit long: «J’ai demandé à mon rédacteur en chef quelle était la ligne de RT sur cette question [le Brexit]. Il m’a répondu que la ligne de RT, c’est tout ce qui sème le chaos.» 

Pour riposter: résilience et confiance 
Cette nouvelle forme de propagande ne vise plus à construire des récits afin de conserver le pouvoir. Elle consiste ouvertement à diffuser des informations trompeuses. Cela explique aussi pourquoi elle fonctionne même quand les vérités diffusées sont faciles à réfuter et paraissent totalement fallacieuses. La littérature spécialisée décrit d’ailleurs ce phénomène par le terme «propagande peu convaincante» (unconvincing propaganda). Voilà comment articuler la riposte: nous avons besoin non pas de davantage de vérification des faits, mais de résilience. Nous devons garder confiance dans les principes attaqués de toute part. Ce type de propagande a déjà gagné s’il parvient à nous faire paniquer un tant soit peu, s’il est assez convaincant pour avoir un impact, déstabiliser et diviser. En réalité, nous avons affaire ici à des astuces plutôt limpides, qui visent nos points faibles. Quelqu’un a qualifié Donald Trump de «magicien du chaos». La meilleure façon de riposter serait donc d’endurer quelque peu le chaos jusqu’à ce que les astuces aient perdu de leur magie. Et de constater qu’au milieu de ce désordre, beaucoup de choses demeurent intactes: nous avons un système judiciaire indépendant, certains pays résistent assez bien au populisme et la démocratie n’est pas forcément un modèle dépassé juste parce qu’on veut nous le faire croire. Et n’avons-nous pas, depuis longtemps déjà, commencé à poser un œil critique sur le postmodernisme? 
La carrière du chef illusionniste Vladislav Surkov a été mouvementée ces dernières décennies. Il semble qu’il soit toujours en poste, mais il pourrait avoir confié les tâches concrètes à ses disciples. Roman Horbyk mentionne l’«ONG fictive» et machine de propagande en ligne ANO Dialog, qui a pour objectif officiel de favoriser le dialogue entre la société et le gouvernement. Ce pourrait en réalité être l’œuvre de M. Surkov. Avec une différence non né­­­g­li­geable, soulignée par M. Horbyk: la propagande est devenue aujourd’hui une activité médiatique très lucrative, grâce au financement du Kremlin

Imprimer l'article
Articles liés

Au-delà des réseaux sociaux ?

Le paysage médiatique est en plein chamboulement. La génération Z, en particulier, a presque complètement abandonné les médias imprimés. Comment s’informent les jeunes aujourd’hui, notamment sur les questions politiques ? 

12.06.2025 par Roland Fischer
en ligne uniquement

« Le système repose sur une population bien informée»

Les médias professionnels vont mal. De moins en moins de gens sont abonnés à un journal, les activités en ligne rapportent peu et la SSR doit réaliser des économies massives. Tentative d’explication de la crise avec Daniel Vogler, du Centre de recherche Public et Société (fög).

11.06.2025 par Esther Banz