Le paysage médiatique est en plein chamboulement. La génération Z, en particulier, a presque complètement abandonné les médias imprimés. Comment s’informent les jeunes aujourd’hui, notamment sur les questions politiques ?
«Nous vivons dans un monde de simulacres: la plupart des éléments de notre vision de la réalité sont en fait fictifs, ce sont des éléments mythiques réifiés.» Est-ce là une dénonciation des infox, de la desinformation, des manipulations par l’IA? Que nenni! Cette citation de J. G. Ballard, auteur de science-fiction, date d’il y a environ cinquante ans. Son diagnostic a manifestement des antécédents. M. Ballard a anticipé un sentiment étrange, qui n’allait vraiment infuser dans la conscience générale qu’à la fin des années 1970: la postmodernité, où plus rien n’est sûr.
La postmodernité en Occident et en Orient
Pendant une ou deux décennies, aucun débat culturel n’a échappé au mot magique qui postulait que nous étions entrés dans une nouvelle ère, toujours moderne, certes, mais différente. On l’a baptisée «postmodernité» et elle se caractérise par l’absence d’un récit global unificateur. Elle est multiple, fragmentée et ambiguë. Il en a ensuite été de moins en moins question, en tout cas en Occident. Nous n’avons pas remarqué que, pendant cette période, «la Russie s’est véritablement enivrée de relativisme», comme le soutient Roman Horbyk. Ce spécialiste ukrainien des médias et de la propagande en Europe de l’Est, entre autres, enseigne et mène des recherches à l’Université de Zurich. C’est seulement dans les années 1990, après l’effondrement du bloc soviétique, que la Russie a eu accès à toutes ces théories — et il y en avait beaucoup à rattraper. «Le pays a intégré de telles idées venues de l’Occident.» M. Horbyk qualifie non sans ironie le résultat de cette intégration de «McLéninisme»: une sorte de mélange entre les idéologies de Lénine et du théoricien canadien Marshall McLuhan, grand prêtre de la pensée postmoderne, qui dissout toute certitude et désoriente par conséquent.
Que tout le monde perde ses repères!
Un personnage en particulier retient notre attention: Vladislav Surkov. On le retrouve au cœur d’un film d’Adam Curtis, documentariste et archiviste de la BBC. Intitulé «Hypernormalisation», cette œuvre touche à tout: Syrie, Russie, intelligence artificielle, turbulences politiques et idéologiques dans le monde entier. D’après M. Curtis, Vladislav Surkov – proche conseiller de Vladimir Poutine et ancien metteur en scène de théâtre d’avant-garde – s’est attaché à «transformer la politique en une scène étrange où plus personne ne savait distinguer le vrai du faux». Les camarades de M. Surkov se décrivaient comme des «technologues politiques». Pour la plupart issues de la dissidence, ces personnes avaient soudain trouvé leur place à la cour du président Poutine. Depuis lors, la stratégie intrinsèque du Kremlin consiste à semer la confusion dans les esprits pour que tout le monde, opposition comprise, perde ses repères. En d’autres termes, selon les propres mots de M. Surkov: il s’agit d’utiliser les conflits pour «maintenir la perception dans un état constant de fluctuation, afin de diriger et de contrôler».
Spécialiste des médias, Roman Horbyk connaît bien le personnage haut en couleur qu’est Vladislav Surkov et son parcours atypique: «On devrait peut-être le qualifier non pas d’artiste, mais plutôt d’escroc.» Illusionniste et imposteur de haut vol, il a largement puisé dans ses connaissances culturelles pour acquérir une expertise sur toutes les théories postmodernes. Il avait compris que l’on pouvait, pour ainsi dire, battre l’Occident à son propre jeu en recourant au postulat que toute réalité est construite, que chaque individu possède en définitive sa propre vérité. Un relativisme postmoderne façonné par l’Occident lui-même.