13
29.09.2025 par Roland Fischer

L’eau, simple marchandise ou bien commun?

L’eau en tant que ressource : voilà un sujet qui fait peu de remous dans les luttes de pouvoir capitalistes actuelles. On aurait pourtant tort d’imaginer que les grandes vagues de privatisation néolibérales vont en s’apaisant.

Article du thème L’eau
Illustrations: Claudine Etter

Un gros dilemme existe en ce qui concerne l’eau et l’économie : faut-il facturer seulement l’utilisation des coûteuses infrastructures et laisser circuler gratuitement l’eau ? Ou faire payer le liquide lui-même comme une marchandise ? Si l’on faisait un micro-trottoir, personne ne saurait dire combien coûte réellement un litre (ou une longue douche). L’eau est si bon marché qu’on peut la qualifier de grand facteur d’égalisation, puisqu’il suffit d’ouvrir un robinet pour en disposer. Riches ou pauvres, nous employons toutes et tous la même eau pour tirer la chasse, nous brosser les dents et faire des glaçons. Mais elle fait bien entendu l’objet d’une activité commerciale, ou elle en a en tout cas le potentiel.

Privatiser pour combler les déficits publics 
Il en va de l’eau comme de tout autre ouvrage d’ingénierie à grande échelle : construire des infrastructures coûte cher. Qui peut se le permettre ? Dans le contexte économique actuel, presque uniquement des acteurs privés, à en croire Andrea Muehlebach. Cette spécialiste en sciences culturelles et professeure à l’Université de Brême étudie depuis longtemps l’activisme contre la privatisation de l’eau. Elle a écrit un livre très intéressant à ce sujet. En fin de compte, la décision est politique : va-t-on investir les fonds publics nécessaires ou plutôt réaliser des économies ? Le secteur privé ne se fait pas prier pour intervenir quand la main manque de fermeté. Il établit souvent les conditions des accords. À Berlin, par exemple, il a pu se remplir les poches des années durant. Des voix se sont élevées et les services des eaux sont revenus en mains publiques. Selon Mme Muehlebach, céder une infrastructure de valeur permet de « combler incroyablement vite des trous dans les budgets ». Voilà pourquoi les politiques qui recherchent des succès à court terme raffolent des privatisations. L’eau, longtemps considérée en tant que bien commun explicitement non commercialisable, semble connaître depuis peu son heure de gloire économique. La tendance à la « financiariser » s’est renforcée au tournant du millénaire. On trouve désormais des instruments financiers complexes conçus sur mesure pour ce domaine, comme des fonds de placement ou des produits structurés.
La gestion de l’eau potable a toujours été une question délicate. Qui doit en assumer la responsabilité, qui paie, qui en bénéficie ? Et, surtout, à qui appartient l’eau ? À la collectivité ou à la personne qui possède le terrain duquel jaillit une source ? La réglementation a constamment fluctué dans le temps et l’espace.

L’esprit cantonal infuse aussi dans l’eau
L’historien Martin Illi connaît bien ce récit. Il s’intéresse de près à l’évolution de la disponibilité de l’eau en Suisse. Après le Moyen Âge, la tâche de l’approvisionnement (avant tout par des fontaines) est passée des monastères aux communes. Mais, comme les rivières fournissaient également de l’eau potable, « il y en avait toujours assez pour tout le monde, personne ne mourait de soif », rappelle notre spécialiste. On s’inquiétait alors davantage de la distance à parcourir pour remplir sa cruche. La Suisse a commis deux erreurs au moment de sa transition vers l’ordre juridique moderne : elle a raté l’occasion d’introduire le droit de vote des femmes et n’a pas fait de l’utilisation de l’eau potable une affaire publique. Elle a été plus cohérente en ce qui concerne l’emploi des moulins, par exemple.
L’incertitude qui en a découlé a rebondi à l’échelon cantonal. Comme le souligne M. Illi, Zurich a immédiatement pris la bonne décision en transférant au secteur public tous les réseaux privés de fourniture d’eau. Bâle, en revanche, a opté pour une société privée fort peu disposée à apporter ce liquide essentiel à toute la population : seuls les quartiers aisés ont pu bénéficier d’un approvisionnement, coûteux au demeurant. Le mécontentement a grondé et l’expérience n’a pas duré.

Peu d’investissements privés dans l’infrastructure
Revenons au présent. Andrea Muehlebach le rappelle, l’ONU a qualifié l’eau de droit fondamental depuis dix ans à peine. Le ton a toutefois changé lors de la dernière conférence de l’organisation consacrée à l’eau, en 2023 : les actrices financières et acteurs financiers privé-e-s ont accouru, les partenariats public-privé ont fait partout la une. Au Brésil (« un cas paradigmatique »), la privatisation progresse à un rythme qui surprend les militantes et militants du cru. On peut s’étonner que les « mauvaises décisions financières » n’obéissent pas à un schéma basique droite/gauche : bien que le politicien de gauche Lula ait succédé à l’ultradroitier Bolsonaro à la présidence du Brésil, il y a deux ans, la dénationalisation se poursuit.
Le contre-activisme s’est développé en parallèle. Les mouvements en faveur de l’eau – opposés à la logique de l’endettement permanent chère au secteur financier – invoquent une dette « transcendante » que les êtres humains ont toujours contractée vis-à-vis du précieux liquide, donc envers la vie elle-même. Doit-on dès lors considérer l’approvisionnement en eau comme un service public ? Ou s’agit-il d’un produit que l’on peut acheter et vendre au même titre que le café ou le mazout ? Les deux options peuvent en principe s’avérer rentables, mais en réalité, en cas de privatisation, ce n’est possible qu’avec des pratiques déloyales. Le fait est que les entreprises privées n’ont jamais beaucoup investi dans les infrastructures. Le secteur public les a financées dans tous les pays d’Europe et d’Amérique du Nord. Même en France, où les entreprises privées d’approvisionnement en eau existent depuis des lustres, celles-ci se sont peu préoccupées de l’extension des réseaux, que les communes ont dû payer elles-mêmes. Cela n’empêche nullement les prix de grimper : au Royaume-Uni, l’or bleu a davantage augmenté que l’inflation au cours des dix-sept années qui ont suivi sa privatisation, alors que les coûts d’exploitation étaient restés les mêmes. De toute évidence, quelqu’un a voulu se remplir les poches.

Une pression populaire fructueuse
La tendance est plutôt au recul ces dernières années, notamment en France, berceau des principales multinationales de l’eau (comme Suez et Veolia). De nombreuses collectivités y ont repris le contrôle de services privatisés, souvent sous la pression populaire. L’approvisionnement est aux mains du secteur public dans plus de 90 pour cent des 400 plus grandes villes du monde. Cette proportion est encore plus élevée dans les petites localités et les zones rurales. Cela dit, dans certains pays européens, la plupart des services des eaux sont devenus privés : en Angleterre, en Espagne, en République tchèque... et en France. Les Pays-Bas, en revanche, sont allés jusqu’à adopter en 2004 une loi interdisant à toute entité non publique d’exploiter des services dans le domaine de l’eau. L’Italie a rejeté en 2011 une loi visant à faciliter sa privatisation, là encore sous la pression d’activistes.
Les vagues secouent en particulier l’Angleterre, en ce moment : l’affaire Thames Water – sans doute l’archétype du ratage en matière de privatisation de l’eau – préoccupe à la fois l’opinion publique, le Parlement et la justice. L’entreprise chargée d’approvisionner Londres en eau depuis 1989 affronte des problèmes financiers depuis des années. Ceux-ci se sont récemment aggravés en raison des fortes amendes infligées par les pouvoirs publics, pour différentes atteintes à l’environnement. Thames Water serait bien en peine de faire autrement, vu le délabrement de son infrastructure. Un remboursement de la dette et une vente à vil prix à une holding hongkongaise sont en discussion. La responsable de campagne de l’ONG « River Action » considère cette crise comme une occasion « de changer de cap et de ne pas répéter les erreurs du passé en cédant Thames Water à des spéculateurs étrangers en quête d’une bonne affaire ».

La crise climatique attise la spéculation
Les requins de la finance ont le chic pour flairer les bonnes affaires. Ainsi, dans une sorte de fièvre spéculative, des banques, caisses de pension, groupes d’investissement et fonds en actions rachètent des parts considérables de services publics de distribution d’eau, en particulier dans des pays émergents et en développement. La crise climatique joue en leur faveur, hélas, car les pénuries profitent aux marchés. La banque d’investissement Goldman Sachs prédit que l’eau sera bientôt un meilleur placement que le cuivre, les produits agricoles et les terres rares. La politique d’austérité rigoureuse imposée aux pays touchés par la crise facilite cette « ruée vers l’eau » mondiale. La Banque mondiale, le FMI et les multinationales œuvrent sans complexe en faveur de la privatisation dans les pays en développement, suivant en cela le « consensus de Washington » des années 1980 et 1990. Celui-ci recommandait explicitement aux pays émergents en crise d’adopter des mesures en vue de promouvoir le libre marché. Les grandes entités férues de privatisation seraient bien avisées de mieux s’informer : une analyse empirique des entreprises d’approvisionnement en eau et en énergie, réalisée par la Banque mondiale en 2005, a conclu qu’il n’y avait statistiquement aucune différence significative entre les niveaux d’efficacité des prestataires publics et privés. On ne peut donc pas se baser uniquement sur le critère de l’efficacité.

L’eau, un bien public
L’histoire ne cesse de se répéter, observe Andrea Muehlebach. On se fie malgré l’évidence aux promesses inchangées d’efficacité et de concurrence (chose encore plus absurde dans le cas de l’eau, dont l’approvisionnement est forcément monopolistique). « La politique évolue très vite, de nouvelles décideuses et de nouveaux décideurs se succèdent, rabâchant toujours les mêmes idées. » Ainsi, on présente volontiers la privatisation comme la seule option, alors qu’il existe d’autres solutions, déplore Mme Muehlebach : on a testé ici ou là, et avec succès, des partenariats public-public.
Dans certains États comme les Pays-Bas et la Suisse, la question ne se pose pas, car l’approvisionnement en eau relève du domaine public. Telle est aussi la conclusion de Martin Illi pour notre pays : où que l’on ait tenté l’expérience avec des prestataires privés, ça a fini par ne plus être rentable. Quoiqu’il n’existe pas chez nous (contrairement aux Pays-Bas) de base juridique solide considérant l’eau comme indispensable, même les plus petites structures fédérales conviennent qu’elle n’a rien à faire en mains privées — bien que l’Histoire révèle quelques errements. Des soulèvements populaires ont souvent été nécessaires dans le reste du monde que l’or bleu redevienne un bien commun. Mme Muehlebach se déclare très optimiste quant à l’efficacité de telles actions, qui ont fait leurs preuves à maintes reprises : « Je pense que l’eau est l’un des sujets avec lesquels il est le plus facile de mobiliser politiquement. »

Imprimer l'article
Articles liés

Les stations d’épuration: un succès?

La propreté des rivières et lacs suisses est réputée dans le monde entier. Il n’en a pourtant pas ­toujours été ainsi: jusqu’au 20e siècle, les villes et les industries rejetaient leurs eaux usées dans la nature sans aucun traitement. Les stations d’épu­ration ne sont apparues qu’après l’adoption de la loi sur la protection des eaux, en 1955. Elles se trouvent aujourd’hui face à de nouveaux enjeux.

29.09.2025 par Roland Fischer

Un réseau d’eau de 95 400 kilomètres

Quelque 60 milliards de mètres cubes d’eau tombent chaque année sur la Suisse, sous forme de neige ou de pluie. Environ 40 pour cent des ­précipitations résultent de l’évaporation de l’Atlantique Nord, 25 pour cent de la Méditerranée, 20 pour cent de la surface terrestre d’Europe centrale et 15 pour cent de la mer du Nord et de la  Baltique. On estime que 13,1 milliards de mètres cubes proviennent d’autres pays. 

29.09.2025 par Simon Rindlisbacher

L’eau ne doit pas toujours être potable

On s’en sert pour se doucher, tirer la chasse, laver nos vêtements, arroser nos jardins, parcs et cultures. Or, une eau de moindre qualité conviendrait très bien à ces usages. Hong Kong et San Francisco montrent à quoi peuvent ressembler d’autres systèmes d’approvisionnement. Où en est la Suisse en matière d’utilisation d’«eau industrielle»?

29.09.2025 par Roland Fischer