Madame Buser, qu’est-ce qui vous rend heureuse ?
Mon métier est ma passion. D’un côté, il est lié aux expositions, donc à la créativité ; d’un autre côté, il y est question de coopération au développement. J’ai d’abord été active dans l’aide humanitaire, mais avec le temps, j’ai senti que quelque chose manquait. À 40 ans, j’ai donc décidé de renoncer à un bon poste pour commencer une formation de commissaire d’exposition et de curatrice. Cela a contribué à mon bonheur.
Et au-delà du travail ?
Les échanges et les nombreuses activités que j’entreprends avec mon partenaire sont importants pour moi. J’aime aussi peindre : c’est bon pour mon équilibre. À un niveau supérieur, je suis heureuse de pouvoir vivre dans un pays dans lequel je ne suis pas menacée par la guerre et où les conditions de vie sont bonnes.
Cela n’a pas toujours été le cas. Vous avez vécu et travaillé dans différentes régions du monde minées par les conflits comme en Colombie, aux Philippines, au Soudan du Sud ou au Rwanda. Est-il possible pour leurs habitantes et habitants d’être heureuses ou heureux ?
Dans ces pays, j’étais mandatée par le Comité international de la Croix Rouge ou Médecins sans frontières. Les gens souffrent des conflits, mais malgré tout, beaucoup de personnes trouvent le bonheur, par différentes voies. Elles font preuve d’une résilience qui m’a toujours impressionnée.
Qu’est-ce qui rend donc les gens heureux dans ces pays ?
La recherche sur le bonheur montre que beaucoup de personnes en Amérique latine sont plus heureuses que ce que leur niveau économique pourrait laisser penser. Les scientifiques attribuent cela à la qualité de leurs relations sociales. J’ai pu le constater en Colombie.
Aux Philippines, j’ai découvert le concept de « Hyia », qui signifie « honte » ou « pudeur ». Cela amène les gens à répondre aux attentes sociales et à ne blesser personne, donc à vivre en harmonie au sein de la communauté.
Dans l’exposition d’Helvetas « Global Happiness », nous ne parlons toutefois pas de concepts culturels, parce que c’est dépassé. Bien sûr, il y a des différences, mais elles sont également présentes entre les diverses catégories d’âge. Ma grand-mère avait une autre définition du bonheur que moi.
Y a-t-il des choses qui nous rendent toutes et tous heureuses et heureux ?
La recherche sur le bonheur s’accorde pour dire qu’il existe des facteurs universels. Premièrement, la situation individuelle : est-ce que la personne a de l’argent, un travail, des possibilités de s’épanouir et une bonne santé ? Deuxièmement, l’environnement social : peut-elle entretenir de bonnes relations sociales satisfaisantes ? Troisièmement, les institutions : est-ce que la paix règne, dispose-t-on d’un système éducatif, d’un système judiciaire et de possibilités de participation politique ? Et, finalement, l’environnement écologique : la personne a-t-elle accès à des parcs ou à la nature, à un environnement calme et à un air propre ? L’aspect écologique est celui qui a été le moins étudié.
L’exposition parle de bonheur durable. Comment est née cette idée ?
Avant, Helvetas faisait des expositions monothématiques, par exemple sur l’alimentation, l’eau ou le coton. Dans ces expositions, il en allait des conséquences de nos comportements sur les pays du Sud global. Nous avons voulu cette fois-ci miser sur le positif et inspirer un élan de changement chez les visiteuses et visiteurs. Nous sommes ainsi tombé-e-s sur le thème du bonheur. Toute personne peut parler, d’expérience personnelle, de ce qui la rend heureuse. Cela permet une discussion d’égal-e à égal-e entre les visiteuses et visiteurs et les scientifiques, mais aussi entre les personnes en Suisse et dans le Sud global. Ce n’est pas le cas pour tous les thèmes. Dans une exposition sur le coton, les spécialistes en savent forcément plus que le public.
Qu’entend-on exactement par bonheur « durable » ?
Le concept du bonheur durable vient de Catherine O’Brien, chercheuse canadienne spécialisée dans les sciences de l’éducation. Nous sommes tombés dessus au début de nos recherches, alors que nous n’avions pas encore la certitude que le bonheur subjectif était le bon sujet. La définition de Mme O’Brien nous a permis d’avancer.
Et quelle est cette définition ?
Catherine O’Brien entend par « durable » un bonheur qui favorise à la fois le bien-être individuel, social et mondial, et qui ne nuit pas aux autres, à l’environnement ou aux générations futures. Boire son café le matin et savoir que la paysanne ou le paysan au Guatemala a bien gagné sa vie est un exemple de bonheur durable. Aujourd’hui, nous devons nous demander ce que représente notre bien-être et aux dépens de qui il est possible. On doit bien comprendre que le bonheur n’est pas un « egotrip ».
De quelle manière transmettez-vous cela dans l’exposition ?
Après notre échange avec Mme O’Brien, il est devenu clair que son approche allait être l’ADN de l’exposition. De manière analogue à son concept, nous avons créé un pavillon par niveau de bonheur, à savoir le personnel, le communautaire et le global. Des vidéos permettent à des personnes du Guatemala, du Mali, du Bhoutan et de Suisse de s’exprimer. Nous avons tenu à réaliser des entrevues dans la rue avec des passantes et passants. De plus, nous donnons, dans différents pavillons, la parole à des scientifiques qui ont mené des recherches sur des aspects du bonheur et du sentiment de satisfaction. Le pavillon sur le bonheur communautaire offre de nombreuses possibilités de participation.
Cela veut dire que vous avez effectué des entrevues sur plusieurs continents. Comment concilier cela avec le thème de la durabilité ?
Pour les entrevues, nous et notre équipe de tournage Torero avons travaillé avec nos bureaux situés dans ces différents pays. Nous avons coordonné l’ensemble depuis la Suisse et des équipes de tournage locales ont filmé sur place. Ça a été plus laborieux que je le pensais au départ, mais ça en a valu la peine.
D’après le World Happiness Report, la Suisse est l’un des pays les plus heureux du monde. Notre bonheur est-il durable ?
Absolument pas ! Le World Happiness Report est partial. Il ne prend pas en compte l’empreinte écologique, bien trop grande en Suisse. Cela n’a rien de durable. Avec l’exposition, nous voulons montrer aux visiteuses et visiteurs qu’elles et ils peuvent réduire leur empreinte écologique sans perte de qualité de vie. Nous souhaitons ainsi les motiver à être solidaires avec les personnes du Sud global. Un monde où beaucoup de personnes sont perdantes ne peut pas être heureux.
Comment convaincre des personnes heureuses de changer leur style de vie ?
Des classements sur le bonheur qui mettent la Suisse tout en haut sont publiés en permanence. Nous avons certains acquis, comme les droits de la personne, l’accès à l’éducation et un bon système de santé, certes importants pour le bien-être subjectif. En même temps, l’exposition fait prendre conscience à de nombreuses personnes qu’une vie avec moins de consommation et de stress est souhaitable. Si l’exposition Global Happiness leur permet d’avoir une idée de la manière de concrétiser cela, alors j’en suis heureuse.