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29.09.2025 par Esther Banz

La Suisse et «son» eau des Alpes

Plus de cent millions de personnes, dans différents États européens, dépendent de l’eau des Alpes. Or, les pénuries saisonnières deviendront plus fréquentes. En cause: le recul des glaciers, l’augmentation des phénomènes météorologiques extrêmes ou encore la volonté de pays alpins comme la Suisse de stocker de plus en plus d’eau pour produire de l’énergie. De quoi susciter des conflits aussi à l’échelle inter­nationale.

Article du thème L’eau
Illustrations: Claudine Etter

Le 27 juin dernier, le Rhin a atteint son plus bas niveau à cette date depuis 35 ans. Il ne s’y écoulait que 216 mètres cubes par seconde. Même en 2022, année pourtant très sèche, l’Office fédéral de l’environnement avait mesuré un débit légèrement supérieur. 
Des scientifiques et des représentant-e-s de différentes ONG participaient, ce jour-là, à un forum organisé par la Commission internationale pour la protection des Alpes (CIPRA) à Schaan, au Liechtenstein. Sur les rives du Rhin, justement. La CIPRA veille au respect de la Convention alpine, traité transnational entre les États alpins et l’UE entré en vigueur en 1991. 

De la fonte des glaciers à la pénurie d’eau 
Le forum était consacré à l’eau, plus précisément l’eau douce provenant des montagnes et dont la quantité saisonnière ira en s’amenuisant. Johannes Cullmann, spécialiste de l’eau auprès de l’ONU et de l’Agence fédérale allemande pour l’hydrologie, familiarise les participantes et participants avec la notion de «pic d’eau»: les torrents de montagne en transportent davantage en raison de la fonte des glaciers. Jusqu’à ce que leur niveau baisse et que leur débit diminue progressivement, constamment. Cela s’explique par le recul des glaciers, consécutif aux changements climatiques induits par l’humanité. Des hivers plus doux font que les précipitations tombent sous forme de pluie plutôt que de neige. Or, cette dernière protège les glaciers en les isolant. Les chercheuses et chercheurs ont calculé que dans les Alpes, le «pic d’eau» a déjà été atteint ou le sera bientôt pour la plupart de ces géants de glace. Le fait que beaucoup d’eau s’écoule encore des montagnes en plein été, pendant les périodes chaudes et sèches, n’est pas bon signe. On parlait jusqu’à récemment de glace «éternelle», mais, une fois fondue, celle-ci est littéralement emportée par les flots. 
Les glaciers et la neige sont des réservoirs d’eau. Sans eux, les bisses et autres systèmes d’irrigation utilisés dans l’agriculture s’assécheront en été. Les glaciers alimentent également les lacs dont nous tirons notre eau potable, par exemple dans la région lémanique. Le transport de marchandises sur le Rhin dépend aussi de l’eau qui vient des Alpes. Et n’oublions pas l’énergie hydraulique: les fournisseurs d’électricité suisses stockent de l’eau en été pour produire en hiver. Avec l’extension effrénée des capacités d’accumulation et de pompage, les quantités retenues devraient être encore plus importantes à l’avenir. 

Un potentiel de conflit croissant 
Dorénavant, l’écoulement des eaux sera soumis à de fortes variations, alternant entre pluies torrentielles et sécheresses prolongées. La précieuse ressource devra être partagée, malgré sa raréfaction, avec les dizaines de millions de personnes qui en dépendent en aval: en France, en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Autriche et jusqu’en Europe de l’Est. Dans un rapport récent consacré à l’importance mondiale de l’eau des glaciers alpins, l’UNESCO écrit que ces derniers sont «indispensables pour répondre aux besoins humains fondamentaux tels que l’approvisionnement en eau et l’assainissement». Ils sont également essentiels «pour assurer la sécurité alimentaire et énergétique de milliards de personnes vivant dans et autour des régions montagneuses et des zones situées en aval.» Le Conseil fédéral a reconnu, dans un rapport sur la sécurité de l’approvisionnement en eau publié en 2021, que la pénurie pourrait occasionner des conflits d’utilisation, tant au niveau national qu’avec les pays voisins: «C’est principalement en été et à l’automne que les quantités d’eau s’écoulant vers l’étranger seront susceptibles de diminuer. Durant ces mois, les besoins en eau pour l’irrigation agricole atteignent leur maximum en France et en Italie (pays en aval), alors même que la Suisse veut en stocker autant que possible pour ses centrales à accumulation. Avec les effets des changements climatiques, cette situation recèle donc un important potentiel de conflit.» Le gouvernement n’est pas allé plus loin. Or, parfois, les événements se précipitent. 
Les prévisions sont devenues réalité l’été suivant déjà. Des images de lacs vides et de lits de rivières à sec ont choqué le pays. La Confédération écrivait que les systèmes hydrologiques étaient déréglés et que l’on avait subi une forte pénurie d’eau, entraînant une mortalité piscicole massive, des restrictions de la navigation et une baisse de la production d’énergie hydraulique. Pas une ligne sur les conflits avec les pays situés en aval. Les médias, en revanche, ont relevé que la Suisse n’était pas disposée à faire un geste envers la Lombardie assoiffée. Des appels à l’aide ont été lancés pour que notre pays accroisse le niveau du lac Majeur en vidant des lacs de barrage, afin d’augmenter le débit du Tessin vers l’Italie et de sauver ainsi ses récoltes. Or, en Suisse, d’autres voix se sont élevées dans les milieux scientifiques et politiques pour rappeler que les lacs de retenue tessinois se trouvaient, eux aussi, à un niveau historiquement bas. On s’est en outre inquiété des conséquences pour la production d’électricité en hiver. 

L’écologie avant tout 
Kaspar Schuler, ancien directeur de Greenpeace Suisse, est aujourd’hui à la tête de la CIPRA. C’est à ce titre qu’il a animé la conférence de Schaan. Après l’été caniculaire de 2022, il lançait déjà cet avertissement: «Il y aura à l’avenir des conflits pour l’eau.» Une table ronde a été consacrée à ce sujet lors du forum. La représentante du parc naturel italien Lombardo della Valle del Ticino l’a confirmé: «2022 fut une année difficile, très sèche. De telles situations se produiront plus souvent à cause de la crise climatique. Nous devons nous y préparer ensemble et dans le respect mutuel. Des conflits surviendront si les intérêts individuels priment.» En outre, l’écologie doit avoir la priorité: «On doit commencer par elle, sinon tout cela n’aura aucun sens.» Des cours d’eau sinueux et vivants ainsi que des nappes phréatiques bien alimentées sont essentiels à la préservation des écosystèmes. Autrement, les bases de la vie feront défaut. 

L’indispensable coopération internationale 
On pourrait penser que des arrangements règlent la cohabitation depuis longtemps. La Confédération tient une liste des accords et commissions entre pays. Son volumineux rapport consacré aux effets des changements climatiques sur les eaux suisses mentionne, lui aussi, des instances de coopération. Pourtant, selon Kaspar Schuler, cela ne suffit plus: désormais, il faut intensifier au plus vite les échanges internationaux et la collaboration. 
Lors de la Conférence alpine de 2020, les ministres de l’environnement des parties contractantes de la Convention alpine (Italie, Allemagne, France, Monaco, Autriche, Slovénie, Liechtenstein, Suisse et UE) ont adopté la «Déclaration sur l’eau». Simonetta Sommaruga représentait alors notre pays. Les pays alpins – Suisse comprise – reconnaissent par cette déclaration «que la région alpine est une zone de plus en plus sujette à la sécheresse», en raison des changements climatiques, et que des adaptations sont indispensables. Les signataires s’engagent à protéger les derniers cours d’eau intacts, à restaurer et revitaliser les eaux de surface, à limiter le recours à la petite hydroélectricité et à collecter davantage de données au moyen de réseaux de surveillance. Ils affirment clairement le besoin «de stratégies et de plans appropriés pour résoudre les conflits en matière d’utilisation de l’eau». Voilà une coopération transnationale intensive. Aussi passionnante qu’urgente, la tâche consiste à faire preuve de solidarité et de confiance, ainsi qu’à consentir des efforts au-delà des intérêts particuliers (économiques), des frontières et des institutions, en collaboration avec la population locale. L’Office fédéral de l’environnement, interrogé à ce sujet, répond que la Déclaration «a conforté la Suisse dans la poursuite de son engagement». Et de mentionner les échanges étroits avec la France et l’Italie ainsi que l’adhésion à des instances transfrontalières.


« Un véritable esprit communautaire européen est nécessaire »


Verra-t-on des conflits liés à l’eau émerger entre la Suisse et les pays situés en aval?
Kaspar Schuler, directeur général de la CIPRA, répond à nos questions.


moneta: Les gouvernements des pays alpins ont conscience du potentiel de conflit des futures pénuries d’eau, comme l’atteste la Déclaration de la Conférence sur l’eau de la Convention alpine de 2020. Que s’est-il passé depuis lors? 
Kaspar Schuler rop peu de choses à notre connaissance. Dans leur déclaration commune, les huit pays alpins et l’UE se sont engagés à coopérer équitablement, démocratiquement et conformément à l’État de droit, en intégrant la société civile. Nous devons désormais aller plus loin, au-delà des forums existants. 

Qui et que faut-il impliquer? 
La coopération transfrontalière doit inclure tout ce qui concerne la gestion de l’eau dans les bassins versants des Alpes, sans omettre le sujet controversé du transfert vers l’hiver d’une partie croissante des eaux estivales. Cela profite avant tout à la Suisse et à l’Autriche, car en hiver, elles augmentent leur production d’électricité et de neige artificielle ainsi que leurs propres réserves grâce à leurs barrages, au détriment des autres pays. 

Il reste beaucoup d’eau. Ne suffit-elle pas pour répondre à tous les besoins? 
En tant que pays alpin, la Suisse ne dispose pas seulement de l’eau de ses glaciers. Les précipitations y sont également plus importantes grâce aux montagnes. En aval, pendant les étés secs, l’eau manque déjà pour la consommation, l’agriculture et la reconstitution des nappes phréatiques. Cela ne va pas s’arranger. Les responsables politiques sont donc tenus d’agir avec prévoyance.

Mais comment, exactement? 
La question sera de savoir quelle quantité d’eau la Suisse pourra conserver, en particulier pour son secteur énergétique, si l’approvisionnement devient moins fiable. Il faut alors améliorer la coopération volontaire, en encourageant les dialogues et forums transfrontaliers sur les cours d’eau. Le projet d’extension des centrales hydro­électriques en Suisse et en Autriche préoccupe tout particulièrement la CIPRA. Une intervention aussi profonde d’un point de vue écologique va à l’encontre de l’impératif actuel, qui consiste à gérer l’eau au-delà des frontières. 

Pensez-vous que des guerres de l’eau pourraient éclater un jour en Europe? 
Pas des guerres militaires, mais nous devons nous préparer à de nouveaux conflits géographiquement bien plus vastes, vu les pénuries d’eau dramatiques qui s’annoncent. On peut distinguer les pays «en amont», comme la Suisse et l’Autriche, et ceux «en aval», parmi lesquels l’Allemagne, la France, l’Italie, la Belgique et les Pays-Bas. Les premiers influent sur la qualité de l’eau, mais aussi sur sa disponibilité. Voilà qui n’est pas anodin. Un véritable esprit communautaire européen est nécessaire.


La Convention alpine l’emporte sur le droit européen

La Suisse n’est pas la seule à mettre les bouchées dou­bles pour développer les énergies renouvelables. La ­transition énergétique devient une réalité. Cette évolution positive est attendue depuis longtemps, certes, mais selon la CIPRA, les lacunes seront comblées au détriment de l’écologie. L’organisation s’inquiète en par­ticulier de l’extension de l’énergie hydraulique, qui ­accroit la pression sur des espaces naturels sensibles, ­essentiels à la survie d’espèces menacées. La CIPRA ­aimerait savoir clairement si l’UE avait le droit d’imposer la construction de nouvelles infrastructures éner­gétiques malgré la Convention alpine. Après deux ans de recherches juridiques, la Commission européenne a ­récemment conclu que la Convention alpine prime sur le droit dérivé de l’UE. On doit en respecter les disposi­tions même en cas d’application du droit d’urgence ou de transposition nationale des directives européennes. 
La victoire est importante pour la protection des espaces naturels sensibles dans les Alpes. Ce verdict renforce le poids politique de la Convention alpine. On ne peut plus ignorer les études d’impact sur l’environnement: il faut conformer les nouveaux projets de barrages et ­d’éoliennes à la Convention. En outre, la société civile doit avoir droit au chapitre. L’intérêt supérieur de la ­production d’énergie ne prime pas dans l’espace alpin. Cela ne s’applique toutefois pas dans la même mesure à la Suisse. Elle a, certes, signé et ratifié le protocole-­cadre de la Convention alpine, mais pas les huit proto­coles de mise en œuvre par thème. Si elle n’est pas ob­ligée de les intégrer dans sa législation nationale, elle demeure néanmoins tenue de coopérer à l’échelle ­alpine et de respecter les accords en général. 

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